samedi 23 avril 2011

A Shadow's Tale (Wii) Hudson Soft

Décidément, la Wii est ma préférée de la septième génération de consoles, loin devant les deux jumelles en HD, la Xbox 360 et la PS3. En ne voulant pas (ou plutôt, en ne pouvant pas) suivre le chemin tout tracé des deux autres, Nintendo a non seulement été contrainte d'innover avec sa console (cf. ses contrôles alternatifs) et prendre des risques (en retournant notamment au jeu en 2D et en devant compter sur une offre principalement exclusive du côté des éditeurs tiers), mais la compagnie, sans vraiment le vouloir, a aussi accordé un sursis à un certain type de jeux qui n'aurait pas survécu sans la petite console à la lumière bleue...

En effet, sur Xbox 360 et PS3, la sortie d'un jeu "en boîte" est subitement devenue bien plus difficile, et les productions "moyennes" qui pouvaient prospérer à l'époque de la PS2 et de la première Xbox se sont vite raréfiées. Bien sûr, la banalisation de la vente de jeux par téléchargement sur consoles a ouvert de nouvelles possibilités, notamment pour les développeurs indépendants, mais les contraintes techniques et (pour le moment) les mentalités cantonnent le format dématérialisé aux "petits" jeux : entre les grosses productions "en boîte" à 70€ qui ne peuvent pas se permettre beaucoup de risques et les expériences courtes en téléchargement dont le prix oscille entre 5€ et 15€, la place des jeux intermédiaires s'est surtout retrouvée sur Wii !


Il y a un jeu Wii qui incarne tout particulièrement ce contexte, parce qu'il a commencé comme projet de jeu téléchargeable puis a grossi toujours plus en cours de développement jusqu'à briser son exosquelette de jeu WiiWare pour mériter le format "en boîte" (croissance qu'on imagine mal chez la concurrence), parce que son action suit principalement une logique de jeu en 2D, parce qu'il doit son existence au même studio de chez Hudson Soft qui avait développé l'adorable "Kororinpa" (parfaite illustration de l'attrait spécifique des productions "moyennes"), et parce que comme "Kororinpa", il garde tout du long une certaine modestie qui lui aura d'ailleurs été reprochée : il s'agit de "A Shadow's Tale" (aux USA "Lost in Shadow"), qui surpasse largement "Super Paper Mario" dans l'ingéniosité avec laquelle il conjugue son univers en 3D et sa structure de gameplay en 2D...

"A Shadow's Tale", à première vue, ne paye pas de mine. On l'a dit, le jeu était originellement censé sortir sur WiiWare, on pourrait donc s'attendre à un jeu trop limité ou trop long par rapport à son ambition. De plus, il survient en fin de vie de la console, alors que le planning de sorties se vide dangereusement, et apparaît donc en quelque sorte comme un lot de consolation, un jeu mineur qui attirerait notre attention tout simplement parce qu'il n'y a plus grand-chose d'autre à attendre de la Wii. Et enfin, c'est un jeu dont le principe général a déjà été vu sur la console : c'est en effet un jeu de plateformes en 2D comparable au "Prince of Persia" original où l'on dirige son héros de façon classique avec le nunchuk, mais où l'on doit utiliser simultanément le pointeur de la Wiimote afin d'interagir avec l'environnement comme dans "NyxQuest" ou "LostWinds", sortis respectivement sur WiiWare en 2009 et 2008... Non seulement le concept a donc déjà été exploité, mais les deux derniers jeux cités se sont révélés au final peu ambitieux malgré une expérience sympathique - on pouvait donc craindre la même chose pour le jeu de Hudson Soft...

"A Shadow's Tale" a cependant deux atouts évidents. D'une part, il propose un second principe original : l'aire de jeu, représentée en 3D, est en elle-même complètement vide, il ne s'y passe à peu près rien en dehors de quelques machineries vétustes tournant encore - tout se passe dans le monde des ombres...


En effet, au début du jeu, un pauvre jeune homme attaché en haut d'une tour est sacrifié par un bourreau qui sépare son ombre de son corps (et son âme avec) avant de projeter celle-ci au bas de l'édifice. Là, le jeune homme rencontre une fée, qui lui propose de l'aider à grimper la tour pour retrouver son corps. Mais, étant devenu une ombre, il ne peut se mouvoir que dans les ombres : un simple tuyaux rouillé peut ainsi devenir un mur infranchissable, alors que les barres tordues et disjointes d'un pont délabré peuvent devenir un sol tout à fait praticable. Les diverses machineries très "steampunk" du jeu, actionnables à l'aide de la fée (le pointeur), deviennent quant à elles des ascenseurs, des marchepieds, etc. par le jeu des ombres portées.

D'autre part, le second atout du jeu est son atmosphère et son esthétique, qui évoqueront immédiatement la Team Ico à tout joueur doté des bonnes références : ruines désertes, ambiances calmes et souvent bucoliques, ton qui entremêle mélancolie et poésie, monstres abstraits représentés par des ombres aux yeux rouges, héros très jeune... on retrouve ici tous les éléments romantiques habituels à la Team Ico, au point où l'on pourrait parler de plagiat si le jeu lui-même n'avait pas sa propre personnalité.

Le début du jeu confirme les craintes que l'on pouvait avoir : son univers a énormément de charme et le gimmick des ombres est effectivement très rafraîchissant, mais ses textures très étirées et sa modélisation simple font bel et bien "jeu à petit budget qui a commencé comme projet WiiWare" - les environnements ont par exemple bien moins de détails que ceux de "Ico", alors qu'ils sont plus faciles à gérer techniquement compte tenu du gameplay en 2D. Le personnage semble également lent voire même maladroit, impression en apparence confirmée lors des premiers combats, très basiques et rigides (on peut juste enchaîner trois coups, pas d'esquive ni de blocage) : on avance, on frappe, on recule pour esquiver, on avance, on frappe, etc.


Pour ce qui est des mécaniques ludiques propres au jeu, elles portent au départ le syndrome "Super Paper Mario" : on progresse sans problème particulier, puis on bute, et là on sait que l'on doit utiliser le gimmick de la fée, on manipule celle-ci correctement du premier coup, puis on continue sans problème, etc. La différence est que "Super Paper Mario" se contente de nous faire presser le bouton 'A', alors qu'ici, au moins, on doit trouver le mécanisme à actionner (un indice visuel bien dosé, une petite étincelle facile à rater quand on ne la cherche pas mais clairement visible quand on la cherche, indique quel élément activer avec le pointeur), et ce mécanisme et ses conséquences sur le monde des ombres est ici la plupart du temps malin - on franchit l'obstacle sans difficulté, mais on se dit "oh, c'est astucieux".

Alors que le jeu exige, pour conclure chaque section, trois clefs "déverrouillant" un mur barrant la sortie, celles-ci ne demandent initialement pas d'effort d'exploration : soit elles sont sur le chemin, soit dans un passage clairement annexe ; le jeu semble donc linéaire, même si l'on peut revenir aux sections précédentes à tout moment.

On poursuit ainsi tranquillement son petit bonhomme de chemin dans un cadre contemplatif qui exploite les jeux d'ombres de façon créative et très plaisante, ce qui amène à s'interroger sur la pertinence de la difficulté dans un jeu d'action/aventure immersif : tout compte fait, les énigmes dans les Zelda modernes (et moins modernes) ne sont jamais vraiment difficiles, et personne ne l'a jamais reproché à la série - en fait, cela fait longtemps que le genre a plutôt tendance à nous faire apprécier des mécaniques complexes actionnées de façon simple : on admire l'ingéniosité des concepteurs sans avoir à remuer la sienne, et généralement ça nous suffit.

La première surprise du jeu, c'est qu'il est vraiment très long. Vu son aspect humble et ses origines (WiiWare) on s'attend plutôt à quelque chose de court, mais il ajoute sans cesse des mécaniques dans une aire de jeu toujours plus gigantesque.


Ensuite, on réalise que l'aspect maladroit du platforming et des combats disparaît petit à petit sans que l'on acquiert de nouveaux pouvoirs à la "Metroid", et on réalise alors que le système de jauge d'expérience qui augmente peu à peu notre endurance et nos facultés au combat améliore aussi la maniabilité. En effet, si fuir reste une possibilité, tuer au contraire les monstres qui rampent et volent dans les ombres nous accorde de l'expérience, qui rend notre jeune personnage toujours plus rapide et plus agile en même temps qu'il devient plus endurant et plus fort.

C'est bien sûr un choix dangereux, particulièrement vis-à-vis des journalistes qui n'ont pas toujours le temps d'approfondir les jeux qu'ils "testent", et dont beaucoup se sont donc arrêtés à la maniabilité du début dans leurs critiques, mais le procédé fonctionne à merveille : il y a bien, finalement, un aspect "Metroid" dans le sens où l'on se sent au départ pataud, perdu et vulnérable, pour finir plus tard par enchaîner les sauts et les attaques comme un véritable héros pourfendant de grands monstres sans effort, ce qui est très immersif et satisfaisant.

Les combats et le platforming se révèlent donc plus agréables qu'on ne pouvait le croire au début, mais ils sont aussi plus subtils : les monstres présentent une bonne variété, avec des schémas d'attaque différents, et même si les mécaniques de combat restent les mêmes (très basiques), en pratique elles sont étonnamment divertissantes. Après tout, la simplicité a du bon, et des combats plus complexes auraient beaucoup ralenti le jeu. En l'état, ils prennent autant de place que dans un Mario, demandant simplement un bon timing, et c'est très bien ainsi. Quant au platforming, il exploite la nécessité de prendre de l'élan sans être pour autant trop lourd à diriger, comme un "Prince of Persia" assoupli (la palette de mouvements est très voisine).


D'ailleurs, plus le jeu avance et plus il évoque "Prince of Persia", dans son action mais aussi dans son level design et son exigence. Autant le début de l'aventure est très linéaire, autant vers sa moitié on commence à devoir faire un effort croissant sur son sens de l'orientation (aspect hélas de plus en plus édulcoré dans les jeux modernes) pour trouver les clefs, la sortie, les "mémoires" d'autres enfants sacrifiés (ces souvenirs ont la forme de petits nuages violets, ils nous donnent du courage et augmentent notre endurance), ou tout simplement, pour comprendre comment le niveau est agencé.

Car le jeu ajoute des leviers, des interrupteurs avec minuterie, utilise les monstres pour certains problèmes, ajoute d'autres usages des ombres portées... qui font que lorsqu'on est bloqué, la solution n'est plus évidente. S'est-on perdu, a-t-on mal géré les divers mécanismes, ou a-t-on raté une machine que la fée aurait pu actionner ? Ce qui auparavant coulait de source et nous arrachait un timide "oh, c'est astucieux" se met alors à fournir une réelle satisfaction, celle d'avoir résolu quelque chose par soi-même.

C'est particulièrement évident à partir du moment où l'on obtient la capacité de se matérialiser en 3D pour un temps limité, puis où l'on doit revisiter certains niveaux pour trouver certains artefacts. L'ingéniosité que le jeu procure à partir de là est jouissive, et on réévalue le talent des développeurs et le niveau général du jeu - et on se met d'ailleurs à admirer des choses que l'on n'avait pas remarquées jusque-là, comme l'excellence de la caméra, qui malgré la bizarrerie du concept de diriger une ombre montre toujours l'action parfaitement. On goûte aussi à la sobriété de l'ambiance, qui nous conquiert toujours plus sans que le jeu se départe de sa retenue, et plus simplement, on est épaté par la qualité de l'algorithme qui génère les ombres portées et permet de les manipuler sans qu'il n'y ait jamais le moindre bug.


On se met alors à avoir très peur d'être près de la fin et de ne pas pouvoir profiter de ce gain de difficulté et du potentiel des idées les plus novatrices du jeu, mais on découvre toujours plus de contenu et toujours plus d'environnements eux-mêmes toujours plus poétiques, et on constate que la difficulté grimpe toujours plus, que le jeu se renouvelle encore et toujours, il semble presque sans fin. Les derniers niveaux sont une apothéose, vraiment ardus, grisants, situés après un retournement de situation narratif que l'on n'attendait pas tant l'histoire paraissait jusque-là en retrait.

Cependant, ce gain de qualité survenant aux 75% du jeu pourrait aussi être vu comme un défaut : pourquoi, ont demandé certains joueurs et critiques, une courbe auparavant si lente, pourquoi ne pas avoir exploité plus tôt les bonnes idées tardives du jeu ou ne pas avoir coupé du "gras" dans sa première moitié afin de proposer une expérience plus resserrée ? Le format "en boîte" a même parfois été jugé inadapté, comme si le contenu du jeu avait été étiré pour se grossir artificiellement.

C'est un reproche légitime, mais qui dénote à mon avis la mentalité du "joueur pressé" et passe à côté de l'essence même du jeu : alors que l'offre vidéoludique devient très abondante, on peut en effet vouloir des jeux toujours plus denses afin de les finir le plus vite possible et passer sans tarder au jeu suivant, mais "A Shadow's Tale" ne propose pas seulement une expérience ludique, c'est un jeu dans lequel on s'installe plutôt sur la durée... en ce qui me concerne, les moments les plus intenses et les plus forts de "Ico" et "Shadow of the Colossus" de la Team Ico sont ceux où il ne se passe rien : ceux qui ressemblent à un après-midi tranquille dans un vieux parc ensoleillé un jour de printemps, où on se laisse vivre en contemplant de vastes ruines couvertes de végétation avec comme seuls sons ambiants ceux du vent, des oiseaux et du bourdonnement des insectes. C'est pour moi là que se trouve le cœur des jeux de la Team Ico, et celui de "A Shadow's Tale" bat de la même façon : ce n'est pas un jeu auquel on joue pour le "boucler" au plus vite, mais qu'on relance pour s'y promener lorsque l'envie nous en prend, et où même les séquences d'action infusent les mêmes impressions que les phases contemplatives de la Team Ico.

Ce jeu modeste et peu spectaculaire malgré son originalité et ses architectures grandioses m'aura au bout du compte procuré une des meilleures expériences que je garde de la Wii, cumulant le plaisir d'un jeu old school à la "Prince of Persia", un émerveillement constant qui découle d'un gimmick poétique et créatif, et mes aspects favoris de la Team Ico, son romantisme sans son pathos qui tourne parfois au mélo... il n'y a que sur Wii que ce jeu aurait pu trouver une place, comme c'était le cas avant lui pour le fabuleux "Kororinpa", et c'est très précisément pour cela que la Wii est ma préférée de la septième génération de consoles !

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