Pourtant, en juillet 2006, alors que la GBA était en fin de cycle avec une Nintendo DS déjà populaire depuis plus d'un an, Nintendo sortit au Japon sept jeux d'une nouvelle mini-série baptisée "bit Generations", dont l'idée était de revenir aux bases du jeu vidéo (avant même la NES) afin d'innover de façon surprenante, le tout dans des ambiances abstraites à l'esthétique très travaillée mais dépouillée, bien loin des Mario, Kirby, Link ou Samus Aran. Parmi ces jeux, il y avait notamment une variante de "Pong", un jeu de course s'inspirant de "Tron", et même un jeu jouable sans écran, "Soundvoyager", qui exploitait le son stéréo de la GBA et qu'un aveugle aurait donc pu jouer !
Cette mini-série, même si elle allait directement inspirer l'hexalogie des "Bit. Trip" (du propre aveux d'Alex Neuse, le fondateur de Gaijin Games), n'est hélas jamais sortie du Japon et est restée confidentielle ; mais Nintendo a profité de l'installation de magasins dématérialisés sur Nintendo Wii puis Nintendo DSi en 2008 pour prolonger et amplifier ce coup d'essai, sans doute à destination du public plus âgé séduit par le touch screen de la Nintendo DS et par l'épure de la Wiimote. Ce nouveau label renommé "Art Style" reprenait la même ligne générale voire les mêmes jeux déjà sortis sur GBA, mais sous une forme plus poussée et plus ambitieuse, s'inscrivant dans un mouvement plus large que l'on retrouverait sur PSP comme déjà évoqué ("Echochrome" par exemple) mais aussi sur smartphone, et surtout dans le jeu indépendant.
Comme les jeux "bit Generations", le développement de la gamme "Art Style" était assuré par skip Ltd. (auteur de "Chibi-Robo!" sorti sur GameCube en 2006 en Europe) et par Q-Games pour un titre. Couvrant des styles de gameplay très différents, ces jeux étaient unis par leur pureté ludique et visuelle et leur ambiance sonore interactive voire hypnotique, et présentaient pour la plupart une certaine excentricité. En tout, cinq jeux sortirent sur WiiWare et sept sur DSiWare entre 2008 et 2010, tous intéressants sur le fond ou la forme, pour une réception publique et critique plutôt positive.
Parmi ces jeux, certains me semblent particulièrement marquants, dont "Art Style : INTERSECT" de Q-Games sur Nintendo DSi.
Une erreur d'aiguillage qui peut rapporter gros
"Art Style : INTERSECT" est une adaptation de "Digidrive" sur GBA, un des quatre jeux "bit Generations" à être redistribué sous la gamme "Art Style". S'il est typique pour les deux séries d'avoir une apparence très simple mais un gameplay beaucoup plus retors, "Art Style : INTERSECT" pousse cette tendance jusqu'à l'extrême : le jeu a l'air à première vue très primitif, presque du niveau d'un "Game & Watch", mais en réalité son gameplay est complexe, subtil, exigeant, et surtout incroyablement prenant et original.
L'objectif semble donc d'abord élémentaire : on se trouve à un carrefour où des véhicules colorés stylisés (trois couleurs possibles) arrivent, que l'on peut aiguiller avec la croix directionnelle (une option "touch screen" existe mais n'est pas appropriée). Au départ, les sorties sont incolores, mais si on y "stocke" cinq véhicules de la même couleur à la suite, elles prennent la couleur en question, et créent un réservoir de carburant alimenté par les véhicules de cette même couleur (ci-dessus, on peut constater que la sortie de gauche est noire, celle du bas est blanche, celle de droite est rouge, et celle du dessus reste incolore).
Si une sortie n'est pas réalimentée, elle pâlit lentement jusqu'à ce que son réservoir disparaisse ; si au contraire on l'alimente sans cesse, le réservoir grossit et change de forme - un triangle, un carré, un pentagone, un hexagone, puis enfin un rond.
On se dit alors que le jeu consiste tout bêtement à diriger les véhicules vers les bons réservoirs, mais "Art Style : INTERSECT" se révèle être d'un genre totalement différent et assez unique : sur le fond, c'est un jeu de pari d'une grande richesse.
En effet, "se tromper" en envoyant un véhicule de la "mauvaise" couleur sur un réservoir a des conséquences très différentes selon le nombre total de réservoirs : si l'on n'en a qu'un, le réservoir sur lequel on s'est "trompé" disparaît tout simplement ainsi que tout son carburant ; si l'on en a deux, le réservoir disparaît mais son carburant est transféré sur celui de l'autre réservoir ; et si l'on en a trois, le réservoir disparaît mais son carburant est doublé car ajouté à chacun des deux autres réservoirs. Faire une "erreur" peut donc rapporter énormément de carburant, mais il faut le faire au bon moment et au bon endroit.
Avoir quatre réservoirs est un cas spécial, qui demande une certaine chance puisqu'il y a quatre sorties et trois couleurs, il y a donc des situations où l'on est contraint d'envoyer un véhicule vers une "mauvaise" sortie. Si l'on y parvient malgré tout, on bascule en overdrive : les véhicules y arrivent toujours de façon à ce que l'on puisse les rediriger correctement, et chaque véhicule produit des quantités bien plus importantes de carburant ; le jeu devient en revanche très rapide, avec une vitesse qui augmente sans cesse. Quand finalement on commet une erreur (ce qui ne met pas longtemps à arriver vu la vitesse que l'on peut atteindre), le contenu du réservoir sur lequel on s'est trompé est mis à feu.
En effet, l'utilité du carburant est d'être mis à feu de temps à autre pour éloigner un noyau d'une pointe, tous deux situés sur l'autre écran de la Nintendo DSi. Cette mise à feu se fait donc en sortant du mode overdrive, mais surtout dans le cours du jeu normal, en dirigeant un véhicule spécial vers le réservoir à consumer. Ce véhicule spécial arrive spontanément régulièrement, mais on peut aussi en stocker des unités en faisant monter le noyau ; on peut alors faire entrer une unité stockée dans le carrefour quand on le souhaite, simplement en appuyant sur un bouton.
Plus on met du carburant à feu, plus on élève le noyau (c'est ainsi qu'est mesuré le score, par la hauteur du noyau), sachant que la pointe s'en rapproche lentement (si elle le touche, Game Over). On est donc pris en tenaille entre la montée du noyau, les sorties colorées qui pâlissent et risquent de perdre tout leur carburant si elles ne sont pas réapprovisionnées (elles pâlissent d'autant plus vite que leur réservoir est plein, histoire de compliquer les choses), l'obligation de très régulièrement multiplier les réservoirs en se "trompant" volontairement pour produire du carburant plus vite, et le rythme du jeu qui accélère toujours plus... On comprend ainsi que "Art Style : INTERSECT" est un jeu qui procure des émotions fortes !
Les mécaniques du jeu sont donc très originales (je ne connais rien d'approchant), et une fois qu'on les a bien comprises et qu'on apprend à les maîtriser, on s'expose à des taux d'adrénaline en montagnes russes. Réussir à atteindre des quantités de carburant incroyables mais en ayant d'autant plus de chances de les perdre est grisant : doit-on "rejouer" ce carburant et jongler avec dans la perspective de faire progresser exponentiellement sa mise, ou doit-on "l'encaisser" en le mettant à feu pour se mettre à l'abri d'une erreur qui pourrait tout nous faire perdre ?
Du poker au carrefour
"Art Style : INTERSECT" donne ainsi les sensations d'une partie de poker de haute voltige, mais en nous laissant un contrôle quasi complet sur les stratégies à suivre et sur l'exécution, basée quant à elle sur les réflexes. Doit-on s'obstiner à essayer de générer un overdrive qui pourrait être bien long à venir (sachant que pendant ce temps la pointe se rapproche du noyau), ou successivement doubler sa mise en privilégiant le transfert d'un réservoir sur les deux autres en jonglant sur trois réservoirs ? Doit-on attendre les dernières secondes pour transférer le carburant d'une sortie qui pâlit dangereusement, ou transférer plus souvent les réservoirs et ainsi s'assurer de ne jamais les perdre ? On est constamment tiraillé entre l'envie de risquer gros pour gagner gros et la prudence, sachant que la prudence peut nous mener au Game Over si l'on traîne trop et laisse la pointe rejoindre le noyau.
Le génie de "Art Style : INTERSECT" est donc de nous donner les émotions d'un jeu de hasard avec les règles d'un jeu de puzzles et la simplicité de contrôle et la lisibilité d'un "Game & Watch". Quand on perd, c'est forcément de notre faute, et en plus de ça on a toujours l'impression que c'est une erreur stupide. C'est important car cela colle aux principes d'addiction que Shigeru Miyamoto a exposés dans un "Iwata demande" (la fameuse série d'interviews interne à Nintendo) sur "New Super Mario Bros. Wii" :
Iwata : Vous vouliez comprendre ce qui poussait les joueurs à insérer une autre pièce dans la machine pour retenter leur chance une fois la partie terminée ?"Art Style : INTERSECT" suit ces principes, pas dans le sens où il est facile à comprendre du premier coup d'œil (il est au contraire très déroutant malgré ses apparences simples), mais dans le sens où sa mécanique de base est tellement évidente que lorsqu'on commet une erreur, on s'en veut malgré la complexité effective de l'action, et on recommence alors aussitôt car on est sûr que l'on fera mieux la fois suivante. "Art Style : INTERSECT", en plus d'avoir une construction prodigieuse et de donner des sueurs froides, est ainsi terriblement addictif.
Miyamoto : Absolument. Et en fait, j'en ai conclu que tout cela venait du fait que les joueurs s'en voulaient. [...] Un jeu divertissant devrait toujours être simple à comprendre, vous devez comprendre ce qu'il faut faire directement au premier coup d'œil. [...] Ainsi, si vous n'y arrivez pas, vous vous en voulez à vous-même plutôt qu'au jeu. [...] Disons par exemple qu'une des actions du jeu est facile à faire pour le joueur. On y ajoute ensuite une autre action facile. Ces actions sont peut-être faciles en soi, mais lorsque le joueur doit effectuer les deux en même temps, ça devient bien plus compliqué.
Sur le plan de la présentation et du contenu, "Art Style : INTERSECT" s'inscrit dans la lignée de la gamme "Art Style" en général : lisible, épuré, avec un style visuel évoquant une œuvre d'art moderne, et une musique interactive du meilleur goût. Le jeu s'articule principalement autour du mode infini, mais a également un mode deux joueurs (chacun sur sa console) qui comprend un combat contre le CPU. Chaque mode contre la machine a plusieurs niveaux de difficulté, avec des médailles à décrocher correspondant à certains scores, l'or débloquant des options supplémentaires : des habillages de couleurs pas toujours très beaux (il faut le dire) et des musiques alternatives, quant à elles toutes réussies.
Très original, prenant, avec des mécaniques de scoring spectaculairement huilées et rejouable à l'infini, "Art Style : INTERSECT" mélange la réflexion et les réflexes de façon inédite et rafraîchissante à comparer des innombrables déclinaisons de "Tetris", et il mérite donc d'être découvert, sur Nintendo DSi ou sur Game Boy Advance.
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