"Wario Land : the Shake Dimension" est un jeu important.
D'abord, parce qu'il est le précurseur d'un mouvement étonnant de retour au jeu en 2D. Annoncé lors de l'E3 2008, il est sorti avant "Muramasa : the Demon Blade", avant le pivot commercial qu'aura été "New Super Mario Bros. Wii", avant "Kirby's Epic Yarn", "Donkey Kong Country Returns" et "Rayman Origins" - c'est-à-dire, avant la vague des jeux en 2D "en boîte" qui auront béni cette génération, et à laquelle on peut ajouter des jeux "spirituellement" en 2D, comme "Punch-Out!!" et "A Shadow's Tale".
Ensuite, et c'est lié à son mode de représentation et à ses contrôles globalement "rétro", le jeu est un véritable cas d'école pour sa gestion de la difficulté. Méprisé pour être un jeu sur disque en deux dimensions en 2008 (et, en bonne partie, pour la console sur laquelle il est sorti), il a également été pris de haut pour son contenu, qualifié de trop court et de trop facile. Pourtant, il est l'un des rares jeux "en boîte" de cette génération à vraiment exiger de l'attention et à sanctionner l'échec autrement que par un contretemps de quelques secondes, cette exigence étant très intelligemment compensée par un système d'objectifs offrant un défi et une durée de vie proportionnels à l'implication du joueur (ce qui explique que l'ensemble de la presse vidéoludique soit passé à côté).
Et enfin, c'est un jeu important parce que c'est la synthèse spectaculaire d'une série de très haute qualité, celle des "Wario Land", qui a malheureusement été quelque peu oubliée depuis que les jeux sur consoles portables sont conçus comme des passe-temps plutôt que comme de véritables œuvres dans lesquelles on s'implique sur la durée. Je vous propose dans cet article de revenir sur cette série fabuleuse, avant d'essayer de montrer pourquoi et comment "Wario Land : the Shake Dimension" est un grand jeu qui, à sa façon, symbolise ce qu'aura réellement été la Wii.
Une série à l'occidentale
J'ai découvert les consoles très tard, vers l'an 2000, et je n'ai jamais possédé, joué à, ou même vu une Game Boy "pour de vrai". Pourtant, grâce à l'émulation, je peux affirmer que c'est sans doute ma console Nintendo préférée de l'ère 2D ; techniquement, la Game Boy est ce qu'elle est, mais sa ludothèque est stellaire : celle-ci contient un des meilleurs Kirby ("Kirby's Dream Land 2"), le meilleur Metroid à mon goût ("Return of Samus"), peut-être le Zelda dont l'univers est le plus mémorable ("Link's Awakening"), sans doute le meilleur jeu de plateformes avec Mario ("Donkey Kong '94"), et, donc, la genèse de la série des "Wario Land", dont je vais maintenant survoler les anciens épisodes.
Wario Land (Game Boy) 1994
Ma première expérience avec "Wario Land" est une publicité du jeu original vue au cinéma quelques mois avant que je passe mon bac ; je ne connaissais alors rien aux consoles, je croyais même que Nintendo était une firme américaine. Je me souviens que ce qui m'avait surtout plu dans la publicité, c'était l'idée de jouer le "méchant", c'était un concept qui m'attirait à l'époque : trois ans plus tard, j'allais d'ailleurs me régaler avec "Dungeon Keeper" sur PC (j'étais alors un joueur micro, ayant grandi avec l'Oric 1, l'Amstrad, l'Amiga), et trois autres années après, j'allais, donc, découvrir les émulateurs, les consoles, la Game Boy, et "Wario Land".
J'aime beaucoup le premier "Wario Land", c'est celui auquel j'ai le plus de plaisir spontané à rejouer. En pratique, même si Wario y est bien un "méchant" (c'est l'antagoniste de "Super Mario Land 2", après tout), on n'y fait rien de pire que ce que font Mario, Luigi, Peach ou Toad dans "Super Mario Bros. 2" (USA). Le jeu reste un jeu d'action/plateformes plutôt standard malgré un rythme et un ton assez particuliers, sa principale caractéristique étant que l'on peut saisir les ennemis puis les projeter les uns sur les autres, ou sur des piques, dans l'eau, etc.
En fait, le jeu construit sa personnalité en contrepied de Mario : soit il parodie son univers, soit il définit chacun de ses éléments par opposition. Mario court comme un fou, entraîné par son inertie et sautant comme une puce de plateforme en plateforme ; Wario est lent, lourd, a une démarche délibérée et méthodique, son platforming n'a pas d'inertie. Mario est un héros discret, presque abstrait tellement on a les yeux rivés sur ses ennemis et le terrain qu'il affronte ; Wario a un sprite énorme et beaucoup de présence. Mario paraît toujours vulnérable par rapport à son environnement alors qu'il risque sa vie dans un but héroïque et désintéressé ; Wario ne meurt pas facilement et détruit ses ennemis et des pans entiers de décor à grands coups de coude pour empocher des pièces d'or et des trésors dans le but ultime de s'acheter un château.
Wario est donc l'anti-Mario, et ça se traduit logiquement par son univers et son gameplay. Mais du coup, peut-être sans s'en rendre compte, le jeu adopte les codes du jeu de plateformes occidental sur micro-ordinateurs 8-bit et 16-bit : rythme lent et méthodique, platforming sans inertie, gameplay avant tout basé sur la collecte d'objets et l'exploration dans de vastes environnements plus ou moins tarabiscotés, univers très excentrique avec des ennemis grotesques... cette définition correspond à "Wario Land", mais aussi aux "Monty" et aux "Dizzy" sur ZX Spectrum, à "Jet Set Willy", etc. Même des jeux micro plus tardifs, plus linéaires et se voulant plus "arcade", comme "Chuck Rock" ou "Rick Dangerous", rappellent "Wario Land".
Et, en dehors de la très grande qualité du jeu, c'est sans doute pour cela que je lui porte autant d'affection...
Virtual Boy Wario Land (Virtual Boy) 1995
"Virtual Boy Wario Land" est un cas particulier puisque sa console est très particulière : le fameux flop commercial de Nintendo et de Gunpei Yokoi, la console soi-disant "portable" en relief et en niveaux de rouge, qui aura vendu moins d'un million d'unités et qui n'aura au bout du compte accueilli qu'une vingtaine de jeux... mais curieusement, cette situation catastrophique tourne à l'avantage de la réputation de "Virtual Boy Wario Land", puisqu'il est en général cité comme l'unique raison de s'intéresser à la console !
Ludiquement, "Virtual Boy Wario Land" est un parfait intermédiaire entre "Wario Land" et "Wario Land II" : le gameplay y est encore structuré autour de l'action et de la survie, on y retrouve les chapeaux (équivalents des powerups de Mario) et le même platforming que dans le premier "Wario Land", mais on y perçoit aussi le level design plus complexe et l'aspect "puzzle" de la suite.
Pour bien exploiter l'effet relief de la Virtual Boy, le jeu permet en effet à Wario de passer librement du premier au second plan du scrolling parallaxe grâce à des zones de saut spéciales au sol, ce qui enrichit considérablement l'architecture du jeu et commence du même coup de construire l'identité propre à la série.
Ainsi, on doit déjà se représenter mentalement les lieux, conserver et exploiter certains powerups afin de dénicher des passages secrets, etc. mais la simplicité et la spontanéité du premier "Wario Land" sont toujours présentes, ce qui rend le jeu très équilibré et agréable à rejouer. On y rejouera d'ailleurs d'autant plus volontiers que l'aventure est très courte, laissant un goût d'inachevé... au final, malgré l'originalité de son gimmick et sa qualité, "Virtual Boy Wario Land" est en effet un épisode mineur de la série, une sorte d'avant-goût de ce qui allait suivre - on pourrait presque exagérer un peu et parler de "démo".
Pour ma part, j'y ai joué tardivement, bien après tous les autres, et j'ai du mal à y voir plus qu'un simple opus intermédiaire - certes divertissant, mais anecdotique, et qui paradoxalement me paraît survendu parce qu'il est le meilleur jeu d'une console maudite...
Wario Land II (Game Boy) 1998
Une des choses que j'apprécie le plus, dans la série des "Wario Land", c'est qu'elle innove constamment. C'est le grand avantage d'être un second couteau : on n'est pas sous microscope comme les vedettes et on est donc libre de faire ce qui nous chante - par exemple, après que la série des "Metroid" soit devenue une référence avec "Super Metroid", elle s'est mise à stagner, n'osant pas remettre en cause le modèle du jeu SNES (jusqu'à ce que "Metroid Other M" casse le moule)...
"Wario Land II", donc, est très différent de "Wario Land", avec lui la série cesse de parodier Mario, elle trouve son ton et sa logique propres, et s'occidentalise encore plus dans le procédé. J'admire encore plus sa suite, mais y jouer a été pour moi une révélation.
En effet, tout ce qui faisait de "Wario Land" un miroir déformant de "Mario Land" disparaît dès ce deuxième volet : la structure très "horizontale" des niveaux, les blocs distribuant des powerups, le temps et l'énergie limités, l'univers qui contenait encore beaucoup de références à Mario, etc. Au lieu de ça, les niveaux de "Wario Land II" sont beaucoup plus verticaux, labyrinthiques et truffés de passages secrets ; non seulement le temps n'est plus limité mais Wario devient immortel (heurter un ennemi ou un obstacle cause au pire une perte d'argent ou de temps en nous ramenant en arrière) ; et les pouvoirs ne proviennent plus de powerups, Wario les obtient "malgré lui" en se faisant molester par certains ennemis.
C'est l'aspect le plus drôle du jeu : au lieu de perdre une vie ou un cœur quand il se fait, par exemple, écraser par un poids comme sur l'image ci-dessus, Wario devient tout plat, ce qui est pratique pour se faufiler dans certains interstices ou pour planer à la façon d'une feuille de papier... se prendre un coup de maillet sur la tête transforme ainsi le corps de Wario en ressort qui saute très haut, toucher un revenant fait de Wario un zombie qui coule à travers les plateformes grâce à la décomposition, se faire piquer par une abeille fait gonfler les joues de Wario qui se met à voler, etc.
Ces transformations durent peu de temps, soit parce qu'elles ont une durée d'application limitée, soit parce qu'il est facile d'en sortir (en heurtant le plafond, tombant dans l'eau, etc.), les utiliser correctement demande donc de la vivacité d'esprit, de la persévérance et de l'adresse. En fait, ces mécaniques font presque de "Wario Land II" un jeu de puzzles/aventure, et celui-ci se rapproche encore davantage des jeux de plateformes/aventure des micro-ordinateurs 8-bit, ce qui est pour moi une bonne chose . Même ses décors (on joue beaucoup dans le château de Wario), sa richesse de contenu "caché" (les niveaux alternatifs font plus de la moitié du jeu) et son côté "débrouillez-vous" me rappellent des jeux comme "Knight Lore".
Et je ne cite pas ce dernier à la légère, "Knight Lore" est le jeu préféré de mon enfance...
Wario Land 3 (Game Boy Color) 2000
Mettons tout de suite les choses au clair : "Wario Land 3" paraît à première vue être une simple extension de "Wario Land II". Son moteur est ouvertement celui de son prédécesseur, le sprite de Wario et son moveset sont inchangés, les graphismes restent très proches en qualité et en style (en dehors de la couleur), les transformations sont les mêmes à quelques nuances près... alors que "Wario Land II" avait une narration et une cohérence d'univers étonnamment robustes, "Wario Land 3" a un monde artificiel, décalé, dense, abstrait, caractéristique des jeux bâtis avec construction kit (comme plus tard "Super Mario Galaxy 2", par exemple).
Mais en pratique, "Wario Land 3" offre bien plus que de simples niveaux supplémentaires ; en fait, il développe tellement la logique de jeu d'aventure/puzzles initiée par "Wario Land II" qu'il en arrive carrément au bord de la rupture de genre. C'est un des jeux que j'aime le plus dans la série, et un de mes jeux Nintendo préférés.
L'idée fondatrice de "Wario Land 3" est qu'au lieu d'affronter des pirates pour de l'or comme dans les deux premiers opus, Wario se retrouve bloqué dans un monde miniature (une boîte à musique magique) qu'il est libre d'explorer afin de chercher à s'en échapper. Pour gérer sa progression, le jeu adopte un système à la "The Legend of Zelda" ou à la "Metroid" : Wario est au départ presque totalement dépouillé de sa palette de mouvements et a accès à peu de zones de la carte du monde, mais en explorant les zones à sa disposition, il trouvera des clefs et des coffres colorés de façon assortie renfermant soit une de ses compétences physiques (les palmes permettent par exemple de nager), soit un objet qui altèrera le paysage ou la carte (la hache donne par exemple accès au "village paisible" en coupant l'arbre qui se trouvait juste avant le pont dans l'image ci-dessus - on peut encore distinguer le tronc).
Cette nouvelle structure est fantastiquement bien gérée par le jeu, qui fait preuve d'énormément d'imagination. N'essayant plus de dépeindre un univers ou une histoire "plausibles", le jeu fourmille d'idées originales, de puzzles environnementaux minutieusement conçus et surprenants, de monstres, personnages, situations et paysages loufoques, comme ces savants fous qui distribuent des potions d'invisibilité devant un centre high-tech, ou ce moment où l'on doit faire lever la lune à l'aide d'un gong (seulement la nuit, le jeu gère en plus le cycle jour/nuit) pour y entrer par une porte comme si c'était un décor de théâtre.
Avec ses couleurs vives, son ton surréaliste, sa liberté d'exploration, sa complexité et ses énigmes bien tordues, "Wario Land 3" fait prendre à la série des "Wario Land" une orientation qui la mène à la quintessence du jeu de plateformes/aventure occidental 8-bit. Pour moi, ce fut la fin d'une longue frustration, car j'ai toujours aimé ce genre sur micro-ordinateur 8-bit, mais l'amateurisme et le manque d'ergonomie de ces jeux m'en a toujours rendu la pratique pénible. Incroyable qu'il ait fallu des développeurs japonais pour arriver à ce résultat ; d'ailleurs, un certain nombre de joueurs semblent avoir été déroutés (voire frustrés) par cette évolution de la série, ne voulant pas avoir affaire à un environnement aussi vaste et compliqué.
Mais quand, comme moi, on a grandi avec un Amstrad CPC, quel bonheur : la perfection...
Wario Land 4 (Game Boy Advance) 2001
Mon premier sentiment, après avoir fini "Wario Land 4" sur Game Boy Advance, était assez proche de celui que j'ai ressenti après avoir battu "Metroid Fusion" sur le même système : ce sont des jeux techniquement et artistiquement réussis, qui respectent les grands principes de leurs prédécesseurs, mais qui se sont contentés de "couler" lesdits principes dans le moule préexistant d'un archétype de jeu Game Boy Advance idéal.
C'est ainsi que ces jeux issus de séries lentes, exigeantes, méthodiques, labyrinthiques, se sont soudain révélés être des jeux d'action/plateformes très nerveux, très rythmés, très linéaires mais très divertissants, se prêtant bien à des sessions courtes voire espacées (on ne peut pas se perdre), dotés d'une durée de vie brève si on se contente d'en voir la fin mais d'un bon potentiel de rejouabilité si on s'intéresse à leurs objectifs et modes annexes.
Autrement dit, ce sont d'excellents produits pensés pour être joués et rejoués sur console portable, et qui respectent a minima le cahier des charges de leur série, mais qui ne la font pas avancer sur le fond ; au contraire, à force d'efficacité, leur personnalité se dilue. Ce sont des jeux avec lesquels on s'amuse beaucoup, mais si on connaît et aime les séries prestigieuses qu'ils sont censés perpétuer, on peut être un peu déçu.
Cependant, il ne faut pas sous-estimer "Wario Land 4" (ni "Metroid Fusion"). Déjà, sa nervosité fonctionne très bien : ici, Wario n'est plus immortel, il est plus souple, plus rapide, il acquiert un nouveau mouvement de course qui permet de détruire des blocs avec de l'élan, il est très agréable à manipuler. Les transformations sont toujours là (les mêmes) mais utilisées de façon plus ponctuelle ; les trésors à collecter sont là eux aussi (cinq par niveau), mais ils sont faciles à trouver et à obtenir. Les niveaux sont très inventifs ; à leur extrémité, on trouve une clef donnant accès au niveau suivant, mais il faut la rapporter au point d'entrée sous la pression d'un compte à rebours (très large) pour pouvoir l'utiliser. Le jeu est court, et rien de tout cela n'est très dur.
L'intérêt du jeu, en fait, réside dans son scoring, ce qui est déroutant pour un "Wario Land" : l'or, qui est habituellement annexe, est ici central, il représente le score des niveaux. Les gros diamants valent 1000 points, les trésors valent 500 points, les gemmes que l'on trouve un peu partout valent 10 ou 100 points, des pièces valant de 10 à 100 points peuvent être obtenues en résolvant divers problèmes, la mort des ennemis rapporte différemment selon leur hostilité (qu'on peut parfois modifier avec une attaque au sol) et selon le niveau de santé de Wario... les règles d'obtention (et de privation) de score sont complexes, et obtenir un bon score est un défi intéressant, en particulier dans les modes de difficulté élevés.
Un bon jeu, donc, mais que j'ai trouvé "hors sujet" - ce qui ne sera pas le cas de son successeur...
Un précurseur accusé d'archaïsme
Pour bien comprendre le sens de la sortie de "Wario Land : the Shake Dimension" au cours de l'été 2008, il faut se remettre dans le contexte de l'époque. Lorsque son titre américain "Wario Land : Shake It" a été annoncé sans autres détails lors de l'E3 ayant eu lieu trois mois seulement avant la sortie du jeu en Occident, une rumeur persistante le décrivait comme un nouveau "Wario Ware" utilisant la balance de "Wii Fit", et non comme une véritable suite à la série : l'idée qu'un jeu sur console de salon vendu au format DVD puisse être le prochain épisode d'une série de jeux Game Boy était complètement incongrue.
Comme dit en introduction, on était alors avant la vague de jeux 2D "en boîte" qui allait aboutir à la sortie de "Rayman Origins" sur consoles HD au milieu des applaudissements ; on sortait d'une génération entière où la 2D était vue comme une relique du passé, seulement tolérée sur console portable ou sous un format téléchargeable (et dans ce dernier cas, un rendu en 3D était considéré comme la moindre des choses, façon "Bionic Commando Rearmed").
Quand les premières captures d'écran du jeu furent dévoilées, montrant qu'il s'agissait bien d'un nouvel épisode de "Wario Land", qu'il restait dans la tradition 2D de la série, et qu'il fut révélé que ses graphismes et animations avaient été dessinés à la main, la réaction de la presse et des joueurs fut au mieux de l'indifférence polie, au pire de l'hostilité.
La Wii, qui avait un an et demi d'existence et avait pris tout le monde de court en passant première dans la compétition, était alors sous haute surveillance. Nintendo avait assuré son approvisionnement logiciel avec une première vague ("Super Mario Galaxy", "Metroid Prime Corruption") puis une seconde ("Mario Kart Wii", "Super Smash Bros. Brawl"), et tout le monde guettait la suite, sur fond de débat "casual vs. hardcore" et de dédain pour le potentiel technique de la console. L'annonce du jeu fut donc interprétée comme une preuve de la cupidité de Nintendo, de son retard technique, et de son manque d'attention pour les "vrais" joueurs.
Un an plus tard, "Muramasa : the Demon Blade" et "New Super Mario Bros. Wii" seraient bien accueillis et n'auraient pas à justifier leur existence. Deux ans plus tard, "Kirby's Epic Yarn" et "Donkey Kong Country Returns" allaient faire un triomphe à l'E3 2010, au point où "Kirby's Epic Yarn" (des mêmes auteurs que le jeu qui nous occupe, Good-Feel) raflerait le prix des meilleurs graphismes selon GameTrailers ! Trois ans plus tard, "Rayman Origins" propagerait sur consoles HD le retour de la 2D lors d'un engouement critique unanime et enthousiaste...
Pour information, "Wario Land : the Shake Dimension", que des joueurs disaient plutôt voir sur WiiWare ou même sur Nintendo DS, occupe son DVD à 75%, "New Super Mario Bros. Wii" l'occupe à 7,5% et "Muramasa : the Demon Blade" l'occupe à 15%.
Le retour du Captain Syrup
L'alibi narratif de "Wario Land : the Shake Dimension" est à l'image du jeu : il retrouve les antagonistes pirates des deux premiers "Wario Land", dont la plantureuse Captain Syrup qui manipule ici Wario pour qu'il s'occupe de la sale besogne de piller un pirate concurrent, le Roi Shake ; et il reprend le thème de la dimension parallèle abstraite de "Wario Land 3" et "Wario Land 4", puisque le monde asservi par le Roi Shake est une mappemonde magique sur laquelle on se rend grâce à une lorgnette tout autant magique (comme Philémon dans la bande dessinée "Le Piano Sauvage" de Fred, les grands esprits se rencontrent).
Le studio à l'origine du jeu, Good-Feel, n'avait avant cela jamais travaillé sur "Wario Land" : c'est le producteur Takahiro Harada qui, après avoir joué au "Ganbare Goemon" sorti sur DS, ressentit l'envie de créer un nouvel épisode de "Wario Land" avec l'équipe responsable de ce jeu ; il contacta donc son directeur, Etsunobu Ebisu, qui de son côté venait de fonder Good-Feel et parlementait avec Nintendo en vue de collaborer - ce qu'on appelle une heureuse coïncidence. Après avoir obtenu le feu vert de Nintendo pour leur projet, le studio joua méticuleusement à chacun des épisodes de la série, prenant notes de ce qui la définissait, et c'est ce soin et ce respect qui expliquent l'aspect "synthèse" prononcé du jeu.
Pourtant, "Wario Land : the Shake Dimension" semble d'abord reprendre "Wario Land 4". La mappemonde magique comporte cinq continents, contenant chacun (au départ) quatre niveaux et un boss ; l'objectif principal de chaque niveau est de trouver puis libérer un lutin en général enfermé tout au bout, celui-ci étant un sujet de la reine régnant normalement sur ce monde magique mais qui a été renversée et emprisonnée par le Roi Shake. Dès que le lutin a été libéré, un compte à rebours démarre, on doit alors revenir au plus vite au point d'entrée du niveau pour s'en échapper. On a ensuite accès au niveau suivant, etc. jusqu'au boss du continent, et vaincre les cinq boss nous amène au boss final, le Roi Shake.
Bien sûr, on parle de "Wario Land", les niveaux ne sont donc pas de bêtes allers-retours, il y a entre autres l'objectif secondaire de trouver trois trésors par niveau ainsi que de ramasser diverses quantités d'or disposées astucieusement. Cette structure, avec la phase retour, les trésors à trouver et l'importance de l'or à collecter, pourrait donc faire croire à une copie de "Wario Land 4", mais "Wario Land : the Shake Dimension" est très différent.
Pad en mains, le jeu rappelle en pratique le premier "Wario Land" : Wario est à nouveau doté d'une barre de vie, mais le jeu n'a pas la nervosité de "Wario Land 4" ; Wario se déplace lentement, de façon précise et délibérée, et les ennemis et les obstacles exigent davantage d'attention et de méthode que de vivacité. Wario n'a plus à sa disposition le mouvement de course de "Wario Land 4" ni les transformations de "Wario Land II", seuls certains états "naturels" de Wario sont conservés (quand il prend feu, par exemple). Les décors sont eux aussi proches de "Wario Land" : ouverts, d'aspect naturel et aéré, ils tranchent d'avec l'aspect cloisonné plutôt artificiel des quatre épisodes intermédiaires. Même la musique, délicieusement cool et décalée, s'inspire des origines de la série.
La logique des niveaux, par contre, est celle de "Wario Land II" : si on ne prend pas le temps de fouiller chacun de leurs recoins et qu'on se contente de suivre le chemin principal, on peut trouver le lutin en quelques minutes - tout leur sel consiste à les explorer comme un paranoïaque, déduisant d'indices aperçus dans le coin de l'écran ou d'une disposition suspecte qu'il y a quelque chose situé à tel ou tel endroit, pour être récompensé de sa curiosité par de l'or, un trésor, etc. L'absence des transformations définissant "Wario Land II" est compensée par diverses trouvailles : canons réglables projetant Wario, interrupteurs, blocs "bombes" avec un minuteur se déclenchant au contact, machine permettant à Wario de courir comme un fou (il marche alors sur l'eau et traverse les plaques de métal), plateformes marchant sur des échasses... chaque niveau a une nouvelle idée, offrant une très haute qualité de puzzles d'exploration.
Mais le cœur de "Wario Land : the Shake Dimension", ce sont les missions, qui le rapprochent de "Wario Land 3". En plus des trois trésors à ramasser et de l'or à collecter, chaque niveau comporte en effet un certain nombre de missions à accomplir, un peu à la façon des "succès" de la Xbox 360, qui poussent à considérer le niveau plusieurs fois et de manières bien distinctes. Typiquement, on a la mission de ne pas perdre d'énergie pendant le niveau (ce qui rend obsolète toute la barre de vie de Wario), d'effectuer le chemin du retour le plus vite possible (avec une marge allant de cinq secondes à quelques dixièmes seulement), et de ramasser à peu près tout l'or du niveau.
Cette dernière mission en particulier approfondit énormément le jeu : alors que l'or n'était qu'un simple bonus dans les précédents volets de "Wario Land" (ou un score, dans le cas de "Wario Land 4"), "Wario Land : the Shake Dimension" est plus royaliste que le roi, la collecte d'or y est gérée avec les mêmes rigueur et complexité que la chasse au trésor qui caractérise la série. Ainsi, au lieu d'obtenir une poignée d'objets cachés en triomphant de petits trésors d'ingéniosité (ou d'adresse) ponctuels et isolés, le niveau tout entier devient un défi géant où l'on ne peut pas se permettre de rater la moindre pièce.
Les niveaux sont d'ailleurs d'autant plus des casse-têtes que les missions sont souvent contradictoires : pour ramasser tout l'or, il faut la plupart du temps faire des détours lors de la phase retour, ce qui signifie que l'on n'y aura pas le meilleur temps possible... une mission nous demandera parfois de ne jamais tomber dans l'eau (ce qui revient à la considérer comme mortelle), mais nager peut nous amener à un trésor ou à de l'or. Lors de l'exploration initiale d'un niveau, il faut donc comprendre comment celui-ci est agencé et trier ses objectifs, regroupant ceux qui sont compatibles et hiérarchisant les autres... comme dans "Wario Land 3".
Secouer les conventions
"Wario Land : the Shake Dimension" n'est pas seulement une brillante synthèse de la série. En plus du culot d'être un jeu en 2D sur disque en 2008, il ose se jouer "à l'ancienne", avec la Wiimote seule tenue sur le côté, "NES style". Avant lui, d'autres jeux Wii s'étaient joués sans nunchuk dans ce style, mais c'était des jeux le proposant simplement en option ("Super Smash Bros. Brawl"), des jeux téléchargeables (console virtuelle, "Megaman 9"), ou des jeux de course qui utilisaient l'inclinaison de la manette voire le volant en plastique ; le seul autre jeu Wii "en boîte" qui avait revendiqué des contrôles "NES style" était alors "Super Paper Mario" (qui avait d'ailleurs aussi des visuels en 2D), mais c'était un RPG ironique qui se moquait de ses apparences classiques, et il était sur le fond autant en 3D qu'en 2D.
Là aussi, le jeu représente un tournant : après sa sortie, l'usage de la Wiimote "NES style" s'est généralisé, non seulement aux jeux en 2D qui allaient suivre et dont on a déjà cité quelques titres (on pourrait ajouter "Klonoa" ou "Kirby's Adventure Wii"), mais aussi à des projets plus surprenants et décalés, comme "Punch-Out!!" ou "Metroid Other M". Auparavant traité comme une anomalie, le jeu vidéo distribué en boîte mais conçu de façon "rétro" (visuels, contrôles) a fini par être perçu plus favorablement par la presse et par les joueurs, et être central pour Nintendo.
Ce ne doit pas être une surprise. La Wii a beaucoup mis en avant le motion gaming, mais en réalité, pour Nintendo, le plus grand progrès apporté par la Wiimote est le retour à la simplicité et à la précision de la manette NES.
Les joueurs passionnés ont pu, lors de la révélation de la Wiimote, se mettre à rêver sur le potentiel de la détection de mouvements ou sur l'usage d'un pointeur à l'écran, mais sur le fond, Nintendo a toujours d'abord recherché l'accessibilité. Au bout du compte, ce sont les éditeurs tiers, malgré leur soutien très discutable, qui ont le plus innové en matière de contrôles sur Wii : "Trauma Center", "Eledees", "Kororinpa", "Red Steel 2", "Zack & Wiki", "Silent Hill : Shattered Memories"... même "Zelda : Skyward Sword", sorti en fin de vie de la console, n'était à l'origine pas censé utiliser des mouvements dans ses combats ; c'est Satoru Iwata, président de la compagnie, qui a relayé les attentes du public et a imposé Wii Motion Plus à l'équipe de développement.
Pour comprendre l'attitude de Nintendo, il faut revenir à la génération de la GameCube : au début de la vie de la console, les jeux Nintendo avaient des contrôles plutôt complexes voire compliqués - on peut citer "Luigi's Mansion", "Super Mario Sunshine" et "Metroid Prime" (2002 et 2003). En cours de génération, cependant, cette approche ludique est apparue à Nintendo comme étant une impasse, "Super Mario Sunshine" ayant tout particulièrement été vécu comme un échec : que ce soit dans les déclarations de ses représentants ou dans sa production de jeux ("Kirby Air Ride" en 2004, "Donkey Kong Jungle Beat" en 2005), la philosophie de Nintendo, avant même la sortie de la Wii, est devenue très nette - en bref, "la surenchère technique est inutile, les jeux sont trop longs et pas assez accessibles, les manettes modernes sont intimidantes pour le grand public".
Ainsi, les recherches qui ont donné naissance à la Wiimote ont été réalisées sous l'ère GameCube en même temps que la création des Bongos DK, dans un même élan destiné à simplifier les contrôles afin d'attirer les non-joueurs et élargir l'audience du jeu vidéo. Cette vision fut ensuite à l'origine du touch screen et du succès de la Nintendo DS, puis du succès de la Wii avec la Wiimote et notamment "Wii Sports". L'innovation promise par la Wiimote, de facto, a donc couvert un retour aux sources vidéoludiques, que "Wario Land : the Shake Dimension" a prolongé avec la résurgence du jeu en 2D.
Wario, donc, bouge grâce à la croix, saute avec (2), effectue son fameux coup de coude ou lance les ennemis avec (1), et se dirige globalement comme dans un jeu Game Boy. Mais, comme dans les jeux "NES style" qui suivront, les capacités de la Wiimote n'ont pas été oubliées, Nintendo ayant choisi de saupoudrer son classicisme de petites touches d'actions ludiques et immersives.
Ainsi, si on pousse soudain la manette vers le bas, Wario porte un coup au sol secouant tout ce qui se trouve à l'écran (et juste ce qui est à l'écran, une des raisons pour lesquelles la zone de jeu reste inchangée entre 4/3 et 16/9) : les objets en équilibre tombent au sol, les ennemis sont étourdis, les explosifs sont amorcés, etc. Dans le même ordre d'idées, Wario peut secouer tous les objets qu'il saisit : c'est ainsi qu'on libère le lutin de sa prison, qu'on vide les sacs de pièces (idéalement, il faut le faire contre un mur pour éviter que les pièces n'aillent n'importe où), et qu'on malmène les ennemis que Wario attrape après les avoir assommés. En plus d'être drôle, brutaliser ainsi les ennemis peut être utile : ils ont parfois de l'ail sur eux (qui redonne des cœurs), les ennemis dorés (rares) portent de précieuses pièces d'or, et secouer certains ennemis peut parfois produire des effets intéressants.
Qui dit "Wario Land" dit aussi lancer les ennemis, et là, le tilt de la Wiimote intervient : au lieu de viser en laissant le bouton appuyé plus ou moins longtemps, on incline la manette pour changer l'angle de tir. Autant la détection des mouvements de translation de la Wiimote est approximative, et le coup au sol ou le secouement ne demandent donc ni coordination ni précision, autant le tilt est lui impeccablement géré, il peut donc se permettre de demander plus de finesse et d'adresse. Le même système de visée est utilisé pour projeter Wario à partir de canons orientables, et le tilt est exploité avec une extrême précision pour la conduite de véhicules variés ("sous-warin", "cyclochaudron", et surtout un "chaudron à réaction" qui vole à la manière du vaisseau spatial de "Thrust" sur Commodore 64 dans des niveaux d'une minutie à couper le souffle).
On a donc là une utilisation élégante de la Wiimote : retour aux sources en imitant un pad NES, le pouce gauche fermement sur la croix, le pouce droit entre le bouton (1) et le bouton (2) pour pouvoir appuyer sur l'un ou l'autre à tout instant. Sans bouger un doigt, on peut porter un coup au sol ou secouer ce que Wario a en mains, ces actions étant toujours couronnées de succès car simples, ponctuelles, et essentiellement immersives (on est dans la continuité d'un Wario brutal qui bouscule tout sur son passage). Et, tout en bénéficiant de la simplicité et de la précision digitales, on a aussi accès à la finesse de l'analogique lors de diverses épreuves d'adresse avec tilt qui viennent pimenter le tout. Un mariage parfait, si vous voulez mon avis.
Difficulté à la carte
En parlant d'épreuves, "Wario Land : the Shake Dimension" aura donc fait gloser sur sa pseudo "facilité", en plein psychodrame de "qu'est-ce que Nintendo offre aux vrais joueurs" ? Disons-le tout net : si dans chaque niveau on se contente de trouver le lutin puis de revenir au point d'entrée, et si face à chaque boss on se contente de le vaincre, alors voir le générique de fin ne demandera qu'un (petit) après-midi, avec une absence à peu près totale d'efforts. D'ailleurs, le jeu est très adapté aux enfants, et j'irais jusqu'à dire qu'il est une parfaite introduction au jeu vidéo pour ceux-ci (en plus, ils adorent Wario).
Mais la facilité apparente de "Wario Land" n'est pas neuve, il était impossible de mourir dans "Wario Land II" et "Wario Land 3", et le défi de "Wario Land 4" se trouvait dans le scoring. En fait, le jeu pousse ici à son paroxysme le concept de "difficulté facultative" typique de la série : dans chaque zone d'un niveau, le chemin jusqu'à la zone suivante est généralement évident, mais il y a tout un contenu optionnel autour de ce chemin qui est lui récompensé par des missions ou un trésor. Cet agencement du level design est assumé jusqu'à faire des niveaux de véritables self-services : on y avance tranquillement, on croise des éléments d'exploration, de collecte, de puzzle ou d'adresse, et selon ses capacités, le temps dont on dispose pour jouer, son humeur et la liste des objectifs à accomplir, on choisira de s'y attaquer ou non.
Cette liberté de sélectionner soi-même ses objectifs apporte une réponse radicale à la question centrale de cette génération, celle de savoir comment élargir sa base commerciale pour compenser des coûts de production toujours plus élevés tout en satisfaisant différents publics : enfants, adolescents, joueurs passionnés, joueurs occasionnels, joueurs adultes expérimentés qui aiment le jeu mais ne tolèrent plus les temps morts ni les longues sessions sans sauvegarde, etc. Avec ce système, on peut planifier ses parties selon que l'on veut se dépasser, se détendre, recommencer un niveau jusqu'à atteindre le maximum d'objectifs en une session, ou au contraire segmenter le défi lors de parties espacées plus paresseuses. Et, évidemment, il y a toujours la possibilité d'ignorer un objectif qui nous agace. Bref, avec ça, tout le monde est content.
Voilà pour la gestion du défi par le joueur, mais qu'en est-il du défi proprement dit ? À quoi le joueur peut-il s'attendre s'il cherche à collecter tous les trésors et à remplir toutes les missions ? Déjà, il faut savoir que "Wario Land : the Shake Dimension" exploite un concept neuf pour la série, la notion d'échec. Là-dessus, les précédents "Wario Land" suivaient la règle globale des jeux modernes, "tant que l'on reste en vie, on ne peut pas être bloqué" ; mais ce grand principe avait déjà été violé par "Virtual Boy Wario Land" et "Wario Land 4" : si on y ratait certaines manipulations ou si l'on était imprudent, on pouvait perdre définitivement (jusqu'à refaire le niveau) l'accès à un trésor ou à du potentiel de scoring.
"Wario Land : the Shake Dimension" reprend cette possibilité de perdre l'accès à un objectif secondaire, à la différence qu'ici, les objectifs secondaires constituent à peu près l'intégralité du jeu. C'est ainsi que si l'on porte un coup à un sac de pièces au lieu de le vider, celui-ci disparaît, on perd son contenu, et on ne pourra donc pas remplir la mission de ramasser presque tout l'or du niveau. Le simple fait de tomber dans l'eau, de perdre de l'énergie, de détruire un bloc, de casser un moyen de transport ou même de tuer un ennemi peut rendre un objectif inatteignable. Bien sûr, on peut toujours finir le niveau quoi qu'il arrive, mais comme on l'a vu, l'intérêt des niveaux réside entièrement dans les objectifs secondaires - le jeu demande donc de la méthode, de l'observation et de la prudence, allant parfois jusqu'à virer au "die & retry".
Ainsi, loin d'être trop facile, le jeu est en pratique un des rares jeux "en boîte" de cette génération à exiger que l'on fasse vraiment attention à ce que l'on fait ; impossible d'y jouer en "pilotage automatique" et espérer accomplir ses missions et piller ses trésors. Il s'amuse même parfois à nous piéger comme le faisait "Rick Dangerous", en nous conditionnant à adopter certains réflexes pour plus tard nous amener à commettre des fautes d'inattention : la peur de l'échec, de la "bourde", peut devenir une véritable hantise, générant une paranoïa plaisante car stimulante - enfin nous avons l'impression que rater (et donc réussir) a des conséquences, et, du même coup, une réelle signification.
C'est particulièrement vrai de la phase de retour chronométrée, et de la mission qui va avec. Cette dernière, comme on l'a dit plus haut, est ajustée à quelques secondes près, la moindre erreur est donc fatale, et l'excitation qu'elle procure est amplifiée par le procédé qui permet à Wario de courir. Comme on l'a dit, Wario n'a plus le mouvement de course de "Wario Land 4", il doit rentrer dans des "tuyaux rapido" pour être projeté à toute vitesse ; il peut alors faire demi-tour, sauter, et glisser sur le ventre, mais il perd définitivement son élan s'il percute un mur ou s'il glisse trop longtemps. Il faut donc faire preuve de beaucoup d'observation, de planification, de rigueur, de précision, et surtout de réflexes et de sang-froid pour sortir victorieux de ces séquences, d'autant plus qu'il y a parfois des trésors, des pièces ou d'autres objectifs secondaires à atteindre en chemin. Ces phases, dans leur nature, leur exigence et leur intelligence, rappellent en fait le meilleur de "Bit. Trip Runner", ce qui n'est pas peu dire.
"Wario Land : the Shake Dimension" n'est pas pour autant frustrant. D'abord, l'action de recommencer un niveau est extrêmement rapide, sans temps mort, et un point de reprise se trouve toujours juste avant la cage du lutin (et donc, avant le début de la phase chronométrée). Ensuite, les partis pris du jeu font que l'on a toujours l'impression d'échouer par sa propre faute et de pouvoir faire mieux la prochaine fois : le jeu est extrêmement lisible (son décor a beau être dessiné à la main, il colle à une grille régulière), les contrôles sont précis et très simples, et le rythme habituel de "Wario Land", lent et délibéré, fait que l'on sent que tout ce qui arrive est de notre fait, sous notre contrôle - l'échec vexe donc plus qu'il ne décourage. Et enfin, comme dit plus haut, la segmentation du défi en objectifs permet de gérer la difficulté du jeu selon ses propres capacités ; et se concentrer sur un unique objectif permettra d'aller bien plus vite dans un niveau et d'éviter la répétition en cas d'échec.
Tout reste par ailleurs très largement abordable. Je dirais que la difficulté des vingt niveaux et des six boss qui nous séparent de la cinématique de fin, en incluant tous les trésors et toutes les missions, est en gros équivalente à celle des précédents "Wario Land", avec une bonne durée de vie. Les niveaux qui suivent sont eux nettement plus durs : après avoir battu le jeu une première fois, on découvre en effet que chaque continent comporte des cartes secrètes dans les niveaux déjà visités, et de plus, le jeu ajoute des missions aux combats contre les boss. Les cartes secrètes donnent, en tout, accès à douze niveaux supplémentaires qui sont des bijoux d'orfèvrerie ludique, et les missions de boss transforment ce qui était des formalités en combats épiques, certaines missions m'ayant fait frôler la crise cardiaque.
"Le jeu 2D ultime"
Finissons enfin cet éloge de "Wario Land : the Shake Dimension" (et de la série complète) en concluant paradoxalement par ce qui saute aux yeux dès que l'on joue : les graphismes et l'animation. Là aussi, le jeu a été sous-estimé alors qu'il est très ambieux...
Les jeunes générations, quand elles imaginent les progrès visuels à venir, rêvent d'un rendu photoréaliste ou "à la Pixar", alors que pendant longtemps, le rêve des joueurs était plutôt "Dragon's Lair", c'est-à-dire le dessin animé... lorsque la 2D était la norme, les jeux considérés comme les plus spectaculaires étaient en effet "Prince of Persia", "Another World" ou bien des jeux de combat : le progrès visuel était alors dans la finesse et le sens artistique des décors et la fluidité de l'animation des sprites. Le Saint-Graal, que l'on espérait possible un jour, était un jeu ressemblant à "Dragon's Lair" mais avec l'interactivité d'un "vrai" jeu.
Hélas, au moment où les consoles sont devenues assez puissantes pour permettre un rendu de cette qualité, la 3D a tout changé. Les jeux en 2D, en particulier ceux continuant cette quête du rendu "dessin animé" (comme les "Metal Slug"), ont été marginalisés voire méprisés. Rapidement, grâce aux progrès des outils de développement, la 3D s'est de surcroît révélée plus pratique et moins coûteuse pour les développeurs : l'animation d'un modèle polygonal que l'on peut modifier jusqu'à la fin du développement s'est révélée être incroyablement plus commode que la création d'un sprite constitué de centaines de dessins différents ; et élaborer des décors en 3D, à l'échelle d'un jeu, est plus simple et modulable que le dessin, puisqu'on peut facilement créer des décors différents à partir des mêmes ressources (textures, modèles).
C'est pourquoi les nouveaux jeux au gameplay en 2D sont souvent techniquement en 3D : c'est bien moins cher à produire, seul le pixel art en basse définition reste rentable face à la 3D. Le rêve d'un jeu en 2D ressemblant à un dessin animé s'est ainsi éloigné petit à petit, et c'est ce rêve que l'équipe de "Wario Land : the Shake Dimension" a voulu poursuivre. Takahiro Harada le résume en une formule : "un de nos objectifs était de créer le jeu 2D ultime".
C'est ainsi que malgré la petitesse de l'équipe de Good-Feel, "Wario Land : the Shake Dimension" a fini par compter plus de 2000 sprites pour Wario seul (répartis sur 200 actions environ), plus de 6000 sprites pour ses ennemis, et des décors dessinés à la main pour chacun de ses 32 niveaux (auxquels il faut ajouter les six arènes de boss). On comprend mieux pourquoi les transformations, typiques de la série depuis "Wario Land II", ont été écartées, et il faut bien mesurer à quel point le rendu des décors a compliqué le processus de création du level design : la moindre altération, le moindre passage secret ajouté signifiait redessiner toute la zone. Quand on sait cela, la plainte que le jeu "aurait dû" sortir sur WiiWare paraît encore plus grotesque.
Le résultat est superbe. L'animation de Wario est excellente, le scrolling différentiel est subtil (le décalage entre ses plans est léger, plus "dessin animé" que "jeu vidéo"), la patte graphique est de qualité, le talent de Good-Feel saute aux yeux. Mais le studio devra attendre l'E3 2010 pour que ce talent soit reconnu... pour les graphismes de "Kirby's Epic Yarn". Ayant joué aux deux jeux, je peux pourtant dire que "Kirby's Epic Yarn" n'a probablement pas demandé plus de travail que "Wario Land : the Shake Dimension", et je ne le trouve pas plus beau en tant que tel. Alors ?
Alors, "Wario Land : the Shake Dimension" n'impressionne pas à cause de son humilité. Oui, tout est dessiné à la main, mais le jeu émule tellement l'apparence d'un jeu 16-bit que l'on ne s'en rend pas compte d'un premier coup d'œil. Comme dit plus haut, tout le décor colle à une grille bien carrée même s'il est dessiné sur mesure, les choix de couleurs et de tons essaient de bien différencier les éléments interactifs des autres, et les décors sont donc discrets, aperçus plutôt que regardés. Le style visuel, bon en soi et très occidental, est plutôt neutre, passe-partout, comme l'univers. Le niveau enneigé ressemble à un niveau enneigé banal, le niveau volcanique ressemble à un niveau volcanique lui aussi banal, on ne retrouve pas ici l'humour et la folie des autres "Wario Land", on pourrait mettre Mickey ou Picsou (le jeu ferait un très bon "DuckTales") à la place de Wario sans que ça choque ; alors que même "Wario Land 4", à qui je reprochais plus haut d'être quelque peu artificiel, avait parfaitement compris le "délire" Wario.
Et, surtout, alors que Nintendo annonçait "Wario Land : the Shake Dimension" sur Wii, l'attention médiatique se tournait plutôt vers "Muramasa : the Demon Blade". Ce dernier n'est pas plus impressionnant que "Wario Land : the Shake Dimension" sur un plan technique, il ne comporte strictement aucun level design puisque ses décors sont juste des arènes plates sans cesse recyclées, l'animation de ses personnages est davantage basée sur la translation, la déformation numérique ou la rotation des membres que sur l'animation image par image... en action, l'impression donnée par le jeu rappelle plus "Shadow of the Beast" sur Amiga qu'un dessin animé ; et d'ailleurs, comme dit plus haut, il remplit son DVD à 15%, contre 75% pour "Wario Land : the Shake Dimension". Mais son sens artistique est saisissant, tout simplement ; le jeu apparaît immédiatement comme étant beaucoup plus beau que le jeu de Good-Feel, tout comme la personnalité de "Kirby's Epic Yarn", avec ses effets de tissu, sautera aux yeux deux ans plus tard, même si là aussi le jeu n'est sans doute pas supérieur sur un plan technique.
Wario et la Wii, même combat
Au final, le parcours de Wario sur la Wii me semble parfaitement résumer la console... celle-ci aura été méprisée pour sa prétendue orientation "casual" et l'exploitation de la détection de mouvements au détriment des contrôles "classiques", mais la presse a dans les faits applaudi bruyamment l'incarnation même du jeu "casual" à base de mouvements, "Wario Ware : Smooth Moves", tout en ignorant royalement l'autre jeu Wii ayant Wario pour vedette, bâclant ses critiques et ignorant ce qu'aura réellement été la Wii : un retour aux fondamentaux du jeu vidéo, aux contrôles NES (on peut difficilement faire plus "classique"), aux jeux à l'esthétique et au gameplay rappelant la SNES, pour une expérience à la fois régressive et transgressive, "rétro" et novatrice.
Il ne s'agit pas de "casual", il s'agit de faire ce que Nintendo a toujours fait : rester accessible au plus grand nombre en proposant des contrôles et des graphismes simples et intuitifs, et se servir de cette simplicité pour offrir un défi profond et intéressant tout en innovant par petites touches. Bien sûr, cette démarche n'impressionne pas toujours au premier abord malgré le travail effectué et l'originalité de certains concepts, et "Wario Land : the Shake Dimension" n'aura ainsi pas eu la reconnaissance qu'il méritait, mais même s'il est le bébé d'un studio extérieur, le jeu incarne parfaitement la philosophie de Nintendo, et je l'aime et l'admire pour cela.
1 commentaire
« mais ce grand principe avait déjà été violé par "Virtual Boy Wario Land" et "Wario Land 4" : si on y ratait certaines manipulations ou si l'on était imprudent, on pouvait perdre définitivement (jusqu'à refaire le niveau) l'accès à un trésor »
C’était également vrai dans le premier épisode : il fallait par exemple avoir certains casques pour pouvoir débloquer un trésor, casques qui ne sont pas en nombre illimité.
En tout cas, ce billet m’a donné envie d’essayer son objet, mais aussi de retâter Wario Land 3 voire Wario Land II : je me souviens que celui-ci m’avait donné une impression de trop grande facilité du fait de l’impossibilité de mourir, et que j’avais été très déçu (j’adore le 1) malgré les embranchements entre niveaux en effet variés, mais que j’avais eu une meilleure impression pour celui-là, bien que je me souvienne très peu des détails ex nihilo. Curieux de voir si mon ressenti sera le même (en général, je suis d’accord avec le « moi du passé » vidéoludique). J’ai en revanche assez en mémoire Wario Land 4 qui m’avait frappé par son côté arcade, donc je rejoins le billet là-dessus.
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