vendredi 4 janvier 2013

Sepulcri (Amstrad CPC) Chris Sawyer

Il est des adages que l'on entend distraitement tout au long de sa vie, sans trop y faire attention, jusqu'à ce que leur bien-fondé vous tombe dessus, et notamment celui-ci : "plus on vieillit, plus on se rend compte de l'importance de ses origines".

À bientôt 39 ans, je réalise que c'est très vrai, sur de nombreux plans : culturel, social, psychologique... dernièrement, c'est sur le plan ludique que cette vérité s'impose à moi, puisque je néglige ma Xbox 360, la récente sortie de la Wii U et ma Wii (je n'ai toujours pas ouvert "Xenoblade" ni "Pandora's Tower") pour me replonger (de façon presque littérale, comme on va le voir) dans la machine qui, pourrait-on dire, m'aura façonné : l'Amstrad CPC.

L'Amstrad CPC, comme sans doute les autres ordinateurs 8-bit, n'était pas juste une machine de jeux, c'était une expérience.

Tout d'abord, même si l'on croyait avoir berné ses parents en prétendant vouloir un ordinateur pour apprendre l'informatique et non pour jouer, le fait est que ces machines sensibilisaient de gré ou de force au fonctionnement d'un ordinateur, à la programmation, et à l'informatique en général : lignes de commandes, BASIC, hexadécimal, bugs, cracks, copies (ah, les jeux incompréhensibles sans manuel), magazines spécialisés, différences entre les versions ZX Spectrum, Amstrad CPC et Commodore 64 d'un même logiciel... même si on n'avait eu que le jeu comme but initial, on se retrouvait forcément en avance au collège lors des premiers cours de la fameuse "informatique pour tous".

Ensuite, et c'est lié au point précédent, les jeux sur ordinateurs 8-bit n'étaient pas, comme les jeux sur consoles de salon, l'œuvre de game designers japonais s'inspirant des règles de l'arcade, mais celle d'informaticiens occidentaux ressemblant beaucoup à une partie du public de ces machines. Et donc, leurs jeux cherchaient davantage à tester des concepts parfois bizarres ou à concrétiser de vastes environnements abstraits plutôt qu'à reposer sur des bases de gameplay éprouvées : souvent, le codeur sur micro ne se souciait pas de son public, il explorait librement les possibilités offertes par son ordinateur, il jouait avec sa curiosité, son inventivité, son univers personnel, ses astuces de programmation et ses délires, et cela donnait parfois des choses merveilleuses.

"Sepulcri", de l'écossais Chris Sawyer (auteur de "RollerCoaster Tycoon", tout de même), est emblématique de mon vécu avec l'Amstrad. D'abord, comme l'essentiel de la ludothèque CPC, le jeu est un portage, cette fois-ci ne venant pas du ZX Spectrum, du Commodore 64 ou de l'arcade, mais du MTX de Memotech, un obscur et éphémère cousin du MSX ayant coulé sa compagnie à cause d'une transaction ratée avec l'URSS (ah, la guerre froide, toute une époque)... le portage a été amélioré visuellement par un graphiste, mais il est autrement presque identique à l'original ("Sepulcri Scelerati" sorti en 1985, "Sepulcri" sort l'année suivante).


Comme on le voit sur les captures d'écran (MTX à gauche, CPC à droite), "Sepulcri" est un jeu d'action/aventure en 3D isométrique, genre très populaire à l'époque et typique de l'Amstrad CPC et du ZX Spectrum depuis "Knight Lore" (1984). On y joue un robot miniaturisé devant explorer les entrailles du SDIS, l'ordinateur en charge de la défense mondiale (la guerre froide, toujours), avec comme objectif le test de chacun des 50 microprocesseurs de la machine (pour tester une puce, il suffit de sauter dessus). Une fois son travail effectué, le robot doit ensuite valider un protocole de sécurité, puis il peut enfin quitter les lieux.
Décrit ainsi et à première vue, le jeu ressemble énormément à "Alien 8" (1985), la suite que Ultimate (ancien nom de Rare) avait faite à "Knight Lore", et dans laquelle on jouait un robot devant réactiver 24 chambres d'hibernation dans un vaisseau spatial. D'ailleurs, à l'époque, "Sepulcri" avait été traité dans des critiques bâclées comme un énième clone des jeux de Ultimate, mis dans le même sac que le soporifique "Molecule Man" ou l'amateur "Sweevo's World".

C'était une erreur : "Sepulcri" est bien plus qu'un simple clone de "Knight Lore" ou "Alien 8".

Une famille plus diversifiée qu'il n'y paraît

Quand on a connu le contexte de l'époque, on peut comprendre la lassitude d'avoir à tester un nouveau jeu en 3D isométrique : la révolution apportée par "Knight Lore" avait causé une avalanche de titres d'un intérêt parfois discutable, la critique ludique d'alors manquait de repères, et les jeux étaient très difficiles d'accès (dur de se faire une opinion si l'éditeur d'un jeu ne vous fournit aucun élément explicatif, si vous n'arrivez pas à y dépasser le cinquième écran, et si vous avez sept autres jeux à tester dans la pile). La tentation de juger un livre par sa couverture était grande, d'autant que les jeux étaient souvent très répétitifs.
De nos jours, avec le recul, on peut pourtant constater que les jeux en 3D isométrique de l'ère des micro-ordinateurs 8-bit, même s'ils sont tous partis du même chef-d'œuvre, recouvraient en fait des genres très différents, sachant que l'on peut distinguer au sein d'un même genre de nettes subtilités séparant le génie de la médiocrité.

Par exemple, beaucoup de ces jeux n'avaient pas du tout la composante d'aventure ou de réflexion de "Knight Lore", et étaient des jeux d'action utilisant peu ou pas l'axe vertical. On peut citer parmi eux (ci-dessous et dans l'ordre) "Nightshade" et "Gunfright" (tous deux de Ultimate), puis l'excellent "Highway Encounter" et "Amaurote".


Ces jeux auraient pu aussi bien se jouer en 2D vue du dessus, et dans certains cas leur gameplay en aurait grandement profité (gain de lisibilité, de fluidité, de ressources techniques et donc de possibilités ludiques)... la 3D isométrique était là un moyen d'être beau, spectaculaire, moderne.
En ce qui concerne les titres cités ci-dessus, les deux premiers avaient un intérêt ludique quasi nul, leur représentation graphique étant leur unique argument de vente (comme quoi, Ultimate tirait sur sa propre corde), et pour les deux derniers, leurs visuels 3D permettaient avant tout de renforcer leur ambiance et leur immersion (déjà, en 1985 et 1987). J'avoue que j'imagine mal l'un ou l'autre "plat", surtout "Amaurote", peu exaltant ludiquement parlant et reposant entièrement sur son atmosphère de survival horror (David Whittaker y a beaucoup contribué avec une bande originale parfaitement appropriée).

Qui dit atmosphère dit jeux d'aventure, et nous avions là une autre branche distincte de la formule ludique de "Knight Lore" : après tout, le moteur graphique conçu par Ultimate s'appelait Filmation, il est donc logique qu'il ait été utilisé pour des adaptations de film comme "The Great Escape", "Nosferatu", "La Abadía del Crimen" (tiré du "Nom de la Rose"), ou des jeux comme "Fairlight", "MOVIE", ou "L'Ange de Cristal" (suite de "Crafton & Xunk").
Il aurait autant fait sens de réaliser ces jeux sous la forme de jeux d'aventure textuels, ou "point & click" comme "Maniac Mansion", ou "à icônes" comme "Zombi", là encore, peu de ces jeux utilisaient vraiment la troisième dimension ou tiraient parti de l'interactivité en temps réel.

En fait, ces titres résultaient de l'ambition alors typiquement européenne de s'affranchir des contraintes du jeu vidéo de l'époque, des graphismes stylisés, du gameplay stéréotypé, des alibis et des univers clichés... la 3D isométrique était un moyen de placer "physiquement" le joueur au cœur d'un monde détaillé, crédible et vivant, d'attirer l'attention et de gagner le respect du grand public en cassant l'image qu'il pouvait avoir du jeu vidéo, et de profiter, sur le plan des mécaniques ludiques, d'une palette très large à disposition (exploration, usage d'objets, labyrinthe, interaction avec des personnages non-joueurs, puzzles, action, etc.) avec, grâce à un rythme plus lent, l'usage potentiel du clavier, et donc, des dizaines de fonctions à disposition, voire un interpréteur de texte.

Cette volonté de "casser le moule" et de se rapprocher du cinéma, de la bande dessinée ou de la littérature se retrouvait beaucoup chez ERE Informatique ("L'Arche du Captain Blood") par exemple, ou, plus tard, à une époque où la puissance graphique des ordinateurs a permis de s'affranchir de la 3D isométrique, chez l'américain Cinemaware ("Wings", "It Came from the Desert"). Et au final, il faut bien admettre que dans le paysage vidéoludique moderne, peu de jeux s'écartent des sentiers battus comme l'avaient fait "The Great Escape" ou "La Abadía del Crimen"...


Nous avons évoqué les jeux d'action puis les jeux d'aventure en 3D isométrique, restent ceux qui avaient une position intermédiaire entre l'un et l'autre genre. Inutile de dire que là, l'amalgame était total chez les critiques, avec des sentences comme : "si vous avez aimé Knight Lore, Pentagram est fait pour vous", ce qui est encore plus bête que de dire : "si vous avez aimé Super Mario World, Sonic the Hedgehog est fait pour vous".

En réalité, "Knight Lore" ne s'est pas contenté d'inventer un rendu graphique et de se positionner à un croisement de genres, il est né d'une formule que Ultimate a fait mûrir au cours de son histoire, notamment par le biais du célèbre "Atic Atac" - la voici :
  • Le cadre du jeu est un vaste labyrinthe dans lequel on peut circuler très librement, et dont il faut apprendre à maîtriser la logique et l'agencement si on veut atteindre le but du jeu.
  • Individuellement, chaque salle comporte un problème indépendant et immédiatement accessible, dont la résolution permet d'atteindre une zone annexe ou d'obtenir un élément clef du jeu.
  • L'interaction avec le décor est convaincante et amusante en soi, qu'il s'agisse de déplacer certains de ses éléments ou de la physique du héros par rapport à celui-ci.
Il faut noter que cette formule ne s'applique pas qu'aux jeux en 3D isométrique, on la retrouve dans d'autres chefs-d'œuvre 8-bit comme "Impossible Mission" sur Commodore 64.

L'idée centrale est d'avoir deux niveaux de lecture : un niveau "arcade", premier degré, instinctif, excitant (voler un objet malgré un piège à la Indiana Jones, accéder à une plateforme élevée malgré la menace d'une mort certaine, un petit puzzle logique) ; et un niveau supérieur, plus lent et prémédité, qui joue sur la liberté d'exploration et d'initiative, et qui inscrit chacun des défis ponctuels dans un tout d'envergure (la gestion des objets nécessaires à la recette de Melkhior dans "Knight Lore", la construction de la carte dans "Spindizzy", les codes arrachés aux scientifiques à l'aide des sérums de vérité dans "Crafton & Xunk", la reconstitution des cartes perforées dans "Impossible Mission").

Or, non seulement cette formule ne correspondait pas à tous les jeux d'action/aventure exploitant Filmation, mais le cas était en fait rarissime. Beaucoup de jeux, comme "Hydrofool" (que j'aime bien par ailleurs, superbe musique), proposaient certes un immense labyrinthe, mais de pièces à peu près vides ; et inversement, "Batman" et "Head Over Heels" avaient certes une densité de défis correcte, mais étaient très guidés (voire linéaires) sans beaucoup de liberté d'action...


Au final, en plus de "Sepulcri", je dirais que les seuls jeux 8-bit en 3D isométrique qui suivaient la formule de "Knight Lore" étaient (dans l'ordre, ci-dessus) lui-même, "Alien 8", "Spindizzy" et "Crafton & Xunk". Bien sûr, chacun avait ses particularités : "Alien 8" était une version "plus" de "Knight Lore", plus riche, plus inventive, plus complexe, plus dure, le jeu était à "Knight Lore" ce qu'a été "Banjo-Tooie" à "Banjo-Kazooie" ; "Spindizzy" a substitué aux mécaniques de jeu de plateformes celles de "Marble Madness" et a remplacé les puzzles environnementaux par des jeux d'interrupteurs ; "Crafton & Xunk" était plus dense et mettait davantage en avant l'usage des objets afin de neutraliser les ennemis, ouvrir des portes, construire des barricades et marchepieds... Mais tous, quoi qu'il en soit, trouvaient le même formidable équilibre entre le bonheur de l'action immédiate - quasi comparable avec celui d'un jeu à tableaux - et le souffle d'une grande aventure, que l'on pouvait de surcroît orienter différemment à chaque partie.

Pas étonnant que ces quatre jeux aient eu autant de succès. Ce ne fut pas le cas de "Sepulcri".

Plus proche de "Spindizzy" que de "Knight Lore"

Plus haut, je me suis indigné que l'on ait traité "Sepulcri" comme un banal clone de "Knight Lore", puis je me suis aussitôt ingénié à démontrer qu'il faisait partie des rares jeux qui suivaient de près la même formule ludique. Qu'est-ce qui différencie donc "Sepulcri" de "Knight Lore" ?

Déjà, joystick/gamepad/clavier en mains, on remarque vite que les défis proposés par les salles de l'un et de l'autre n'ont pas tout à fait le même style : les défis de "Sepulcri" sont plus "premier degré" que ceux de "Knight Lore", reposant plus sur des mécaniques basiques de jeu de plateformes 8-bit (sauts millimétrés, esquive des ennemis) que sur des pièges ou des puzzles. Dans "Sepulcri", on ne peut pas porter d'objet, il n'y a pas de plateformes mouvantes ou qui disparaissent (il y a par contre des "tapis roulants", des blocs d'apparence normale mais qui nous poussent dans une direction), et les éléments interactifs se limitent à des sortes de tables que l'on peut pousser au sol.
En cohérence avec cette différence de design, les sauts ne fonctionnent pas de la même façon. Les sauts dans "Knight Lore" sont très souples, comme dans la quasi totalité des jeux d'action/aventure en 3D isométrique, car ils sont pensés pour l'exploration : si quelque chose chose bloque leur trajectoire, ils continuent tout de même selon la place disponible. En pratique, cela signifie que si on saute en étant, par exemple, collé contre la base de deux blocs superposés, notre personnage atteindra le bloc supérieur en montant strictement verticalement ; et si on se cogne la tête sous un bloc pendant un saut, ce saut continuera malgré tout de nous faire avancer selon l'amplitude disponible.


"Sepulcri" est différent ; il suit une logique de jeu de plateformes old school, comme "Pitfall" ou "Donkey Kong", avec une courbe de saut unique ("Knight Lore" permet deux puissances de saut) et rigide : ici, le moindre obstacle contrariant la trajectoire de notre héros entraîne immédiatement une chute à la verticale. Cela implique que l'on ne peut pas sauter sur un bloc si on est collé contre lui au moment du saut - on a, si l'on veut, "besoin d'élan".

Bien sûr, le level design du jeu en tient parfaitement compte, ce qui rend son platforming plus difficile, plus exigeant, mais aussi plus "carré", faisant de "Sepulcri" une sorte de "Jet Set Willy" en 3D, avec des sauts devant parfois être exécutés littéralement au pixel près. Les salles complexes mais d'apparence simple sont légion.
Ce n'est pas un problème parce que le jeu est fluide, presque sans ralentissements, et surtout très lisible, on arrive rapidement à savoir exactement jusqu'où on peut tenir sur un bloc, et à partir de quelle distance on peut sauter par-dessus des piques mortelles ; soit grâce à des repères visuels, soit en se calant sur les étapes d'animation de notre robot, soit en comptant ses pas. Sur ce plan, la 3D isométrique ne nuit pas à la jouabilité, elle demande juste un peu plus de rigueur.

Mais cette caractéristique crée également des contraintes dans notre liberté de mouvements. Notre robot mesure pile un bloc de côté, s'il tombe entre quatre blocs, il ne disposera donc d'aucun élan, et ne pourra ainsi en sortir qu'en se suicidant (touche "TAB"), et, plus important, son exploration est du coup sans cesse entravée par des obstacles franchissables dans un seul sens.
Ceci, conjugué avec le fait que les tables que l'on peut déplacer bougent d'un demi-pas quand on saute dessus, crée quelques jolis puzzles, mais surtout bouleverse la façon dont on doit penser et circuler dans le jeu.

C'est là l'autre particularité de "Sepulcri" : sa logique de labyrinthe est nettement distincte de celle de "Knight Lore". Le labyrinthe de "Knight Lore" est en pratique strictement plat, constitué uniquement de salles carrées et de couloirs droits, avec des portes toujours placées bien au milieu de ses murs ; il est ultra lisible, et de plus organisé de façon très libre et ouverte, on pourrait s'y repérer avec un plan stylisé qui n'indiquerait pas ses issues.
À l'inverse, dans "Sepulcri", pour sauter sur une puce présente dans la pièce où l'on se trouve, il est possible que le chemin le plus court soit de (cas réel) : passer trois portes, sauter dans un trou pour descendre d'un étage, passer encore trois portes, descendre d'un étage, passer sept portes, monter d'un étage, passer une porte, monter d'un étage, passer trois portes, monter d'un étage, et enfin passer quatre portes, et on se tiendra à côté de la puce convoitée, juste au-dessus de notre point d'origine !


Le labyrinthe de "Sepulcri" est très imbriqué, avec des salles de tailles et de formes variées, de multiples emplacements possibles pour ses portes, un réel usage de la 3D avec plusieurs (sept) niveaux superposés, des pièces occupant deux étages en hauteur (voire trois, dans un cas), des trous, et, donc, des passages à sens unique, énormément de passages à sens unique... alors que le tracé du labyrinthe de "Knight Lore" est bizarrement déconnecté du contenu de ses salles, ses défis étant comme des sculptures posées au hasard dans le dédale d'une exposition, "Sepulcri" a lui une vraie architecture ludique devant être pensée comme un tout organique, avec une logique de "flot" qu'il faut savoir apprivoiser, comme pour un circuit intégré.
Bref, on est ici, en fait, assez proche de "Spindizzy", qui en plus de partager avec "Sepulcri" une action plus dépouillée et "arcade" a aussi un labyrinthe d'une grande continuité architecturale, avec des ponts suspendus se prolongeant d'une salle à une autre, des zones ayant un design bien spécifique... on visite d'ailleurs "Spindizzy" plus qu'on y joue, son gigantisme ridiculisant la notion même de "gagner" le jeu, malgré le fait que c'était alors un des rares jeux sur ordinateur avec une carte automatique (en 2D - tout comme "Knight Lore", les salles de "Spindizzy" sont toutes au même niveau).

À ce propos, il faut bien comprendre le caractère titanesque de la mission du héros de "Sepulcri". "Knight Lore" est un jeu très, très difficile mais encore accessible, "Alien 8" est bien plus dur, "Spindizzy" est un net cran au-dessus au point que le vaincre paraît hors sujet, et "Sepulcri" est quant à lui dans un autre plan d'existence, entre R'lyeh et Kadath. Ami lecteur, c'est un joueur qui a vécu, grand amateur de labyrinthes, qui te l'assure : je n'ai jamais vu de dédale aussi complexe que celui de "Sepulcri", dans toute ma vie de joueur, de 1983 à 2013.

Un jeu de fou, par un fou, pour les fous

"Sepulcri" est à part, mais à l'époque on ne pouvait pas le savoir, car on n'avait tout simplement pas les outils pour l'appréhender. À l'ère des ordinateurs 8-bit, sa difficulté ahurissante se fondait dans le paysage : que ce soit en 3D isométrique ou en 2D, les jeux qui vous abandonnaient au milieu d'un labyrinthe de plus d'une centaine d'écrans avec un nombre de vies dérisoire, un objectif flou, un manque de repères flagrant, une maniabilité parfois discutable et un gameplay souvent injuste (façon "je t'ai bien eu") étaient légion (et le tout sans sauvegarde, bien entendu).
Le joueur sur ordinateur moyen, dans les années 1980, lançait un jeu, se faisait immédiatement massacrer avant d'avoir compris ce qu'il fallait y faire et sans en avoir vu 5%, refaisait une ou deux parties avec le même résultat, puis il passait à autre chose. Il fallait vraiment aimer le jeu vidéo (ou avoir acheté le jeu, ce qui était rare) pour s'acharner à sérieusement essayer d'en voir le bout.


On parle souvent de la difficulté des jeux sur console NES, mais sur ordinateurs 8-bit, la difficulté était délirante. Je me souviens de mon état de nerf pathétique après avoir gagné "Cauldron" avec des vies infinies (et pour être récompensé par une ligne de texte), sans parler de la maniabilité démente de la citrouille de "Cauldron II", que personne n'aurait osée sur consoles. Je me souviens de jeux comme "Jet Set Willy" ou "Jack the Nipper 2", où l'on jugeait qu'une session de jeu était un grand succès si l'on y découvrait un écran jusque-là inconnu. Je me souviens de "Thanatos", qui exigeait énormément de patience et de méthode tout au long d'un début que l'on connaissait par cœur, pour ensuite nous confronter à des passages pouvant nous tuer en quelques secondes sans que l'on ait eu le temps de comprendre le pourquoi du comment.

Alors, bien sûr, il y avait des jeux où l'on pouvait gagner sans tricher, ou dans lesquels sa persévérance permettait au moins de progresser de façon visible, et c'était en général les grands classiques de chaque machine - ce qui n'est pas une coïncidence. J'ai gagné "Sorcery" assez souvent, j'ai gagné "Crafton & Xunk" à force d'obstination, j'ai même gagné "Knight Lore" (le jeu, qui faisait partie d'une compilation U.S. Gold, a planté précisément à ce moment-là, j'étais assez contrarié)... mais dans l'ensemble, le joueur sur micro-ordinateur 8-bit se sentait comme une mouche écrasée par une enclume, et il s'en accommodait : jouer était alors une promenade dans un monde abstrait, fascinant, où tout était possible, et moins une activité ludique - ce que le film "TRON" restitue magnifiquement, et, comme on l'a souligné plus haut, ce qu'aura compris Paul Shirley en concevant "Spindizzy".

"Sepulcri" incarne tout cela à la perfection, parce qu'on y explore littéralement l'intérieur d'un ordinateur (j'ai compris 25 ans après pourquoi on y était confronté à des têtes de béliers : "bélier" se dit "ram" en anglais), et parce que la disproportion entre ce que l'on a à y faire et les moyens que l'on a pour le faire est tout bonnement cyclopéenne. Adolescent, je trouvais que le jeu dégageait une ambiance profondément effrayante, m'y sentant comme les héros de "Cube", le film canadien de 1997 : complètement perdu dans un labyrinthe immense, stylisé, coloré et incompréhensible, et menacé de mort à chaque pas.
Mon hobby, à l'époque, était de faire des plans (j'ai été très fier de la publication de mon plan de "Jack the Nipper 2" dans "Amstar"), mais je me cassais toujours les dents sur "Sepulcri". Déjà, ma copie ne proposait pas de vies infinies, et de toute façon, en faire un plan "plat" était impossible : les salles étaient de formes trop diverses, celles qui couvraient plusieurs étages étaient un casse-tête à représenter, il y avait de petits problèmes de raccords qui compliquaient tout... mes tentatives devenaient vite illisibles. Comme je ne pouvais ni y jouer dans un esprit ludique (trop dur), ni en faire un plan, je me contentais donc de son atmosphère si spéciale.


Plus de deux décennies plus tard, Internet et l'émulation ont changé la donne. On peut maintenant faire autant de sauvegardes que l'on veut, on a à notre disposition toutes les versions pirates d'un jeu avec vies ou temps illimités, les manuels et les plans sont à quelques clics de portée, des outils intégrés permettent de bidouiller en direct la mémoire vive de la machine, et surtout, les joueurs communiquent plus facilement entre eux, s'entraidant avec des guides, des captures d'écran et même des vidéos montrant parfois l'intégralité d'un jeu, scène de victoire comprise.
Le rapport de force s'est du coup inversé ; les jeux qui nous avaient résisté et fait rêver pendant des années ont soudain été mis à nu, dépouillés du mystère de leur inaccessibilité, et ce que l'on découvrait était souvent décevant : "Strike Force Cobra" n'était en fait pas si grand, "Fairlight" se résumait à quelques puzzles maladroits et à des allers-retours fastidieux, l'analyseur syntaxique de "MOVIE" ne servait à peu près à rien, la fréquence des sauts en aveugle dans "Cauldron" frôlait le scandale, et beaucoup des jeux sur lesquels on s'acharnait soir après soir pour "voir ce qu'il y a après" se révélaient au bout du compte terriblement répétitifs, sans rien à offrir de plus que ce que l'on en connaissait déjà. Privés de ce que l'on avait projeté sur eux enfant ou adolescent, mis en concurrence avec tellement d'autres jeux sortis depuis, beaucoup de ces logiciels n'ont plus eu que la nostalgie ou, au mieux, leur rôle historique à offrir à l'amateur de jeux vidéo.

Avec "Sepulcri", c'est le contraire.

D'abord, parce que jusqu'à ce que j'en fasse l'analyse, le plan, et des vidéos, "Sepulcri" était pour ainsi dire absent d'Internet, avec pour seuls contenus des fichiers pour l'émulation (dont la moitié sont bugués et injouables), des fiches techniques, et des critiques sommaires dans des listes - virginité que je prends pour un signe patent de son aridité.
Et ensuite, parce que c'est justement grâce aux outils modernes (accès à une version avec vies et batterie infinies, sauvegardes, édition de la mémoire vive, possibilité de faire des captures d'écran et de les assembler sous Photoshop) que j'ai pu réaliser à quel point "Sepulcri" était un immense chef-d'œuvre 8-bit, parmi les tout meilleurs jeux de l'Amstrad CPC.
Tout le drame de "Sepulcri" est qu'il est impossible d'y jouer correctement sans disposer d'un plan, alors que pendant longtemps la réalisation de celui-ci était hors d'atteinte. Même avec les outils surpuissants que j'ai évoqués, sa création a été très difficile malgré mon émerveillement croissant devant la beauté et l'intelligence de son labyrinthe. Voici le résultat, divisé en étages (le plus haut est affiché en premier pour transcrire leur répartition verticale).








Une version de ce plan en une seule image est disponible sur CPC-POWER (dézoomé à 50% il est très lisible) avec le fichier de la disquette source (un autre dump sans bug et avec vies et batterie infinies se trouve sur Planet Emulation). Je m'excuse des petites distorsions opérées sur certaines salles ; bien que le jeu soit dans l'ensemble remarquablement précis malgré son invraisemblable complexité, il n'est pas totalement cohérent spatialement, et de petits compromis ont dû être effectués.

Exhibé ainsi dans son entièreté, je trouve le jeu magnifique, très proche de l'esthétique de "TRON". Afin de se rendre compte de la grande variété de son platforming, de la finesse de ses puzzles, de la précision de son level design, et surtout du soin diabolique apporté à son tracé, je vous encourage bien sûr à y jouer sous émulateur, ou, à défaut, à suivre mon parcours dans la vidéo incluse plus haut, mais toujours tout en se référant au plan, indispensable à la bonne compréhension du jeu.

Quelques remarques et anecdotes :
  • Les pièces où l'on peut voir notre petit héros en leur milieu sont les points de départ potentiels du jeu.
  • Pour atteindre la zone au fond des cinquième et sixième étages, il faut impérativement passer par une salle spécifique du troisième étage, que l'on reconnaît facilement à son pont suspendu et à sa couleur verte.
  • Une puce au deuxième étage se trouve à la verticale d'un puits qui ne couvre pas moins de trois étages.
  • Une pièce, et une seule, fait trois étages de hauteur ; il s'agit de la pièce blanche et rouge très étroite qui s'étend du troisième étage au cinquième.
  • La pièce dont je parlais plus haut, où il faut suivre un parcours invraisemblable pour atteindre une puce juste au-dessus de nous, se trouve aux cinquième et sixième étages, il s'agit de la pièce orange dont on peut voir une capture d'écran plus haut, juste au-dessus du plan.
  • L'accès à une partie du septième étage est original, puisqu'il faut monter en hauteur dans une salle du sixième étage et sauter en aveugle pour surgir d'un trou !
  • L'exploration qui suit cette irruption au septième étage est déroutante, des salles y étant générées à l'infini tant que l'on ne comprend pas où mène telle ou telle combinaison de directions, un peu comme dans la forêt de "Zelda" sur NES.
  • Le plan précise le nombre de puces à activer dans chaque étage, en prenant soin de compter uniquement les pièces dont le rez-de-chaussée se trouve à l'étage en question.
  • Si vous comptez le nombre de puces sur le plan, vous verrez qu'il en manque deux - ce n'est pas une erreur, elles sont cachées par des obstacles. En ce qui concerne la puce qui se trouve au troisième étage, le level design aux alentours suggère qu'il y a quelque chose de caché là, mais celle du cinquième est plus retorse ; j'ai dû méthodiquement revisiter l'intégralité du labyrinthe pour la débusquer dans la toute dernière salle de mon parcours - j'ai cru devenir fou.
  • La salle orange au centre du quatrième étage m'a posé un problème particulier puisque j'ai cru pendant l'essentiel de la construction de mon plan (et la rédaction de cet article) qu'elle était insoluble, qu'un bug nous empêchait de la franchir et d'ainsi explorer une partie du labyrinthe. En réalité, un trompe-l'œil astucieux y dissimule le chemin à suivre.
  • Ce plan n'illustre que la zone principale du jeu, déjà présente dans "Sepulcri Scelerati" sur MTX. Lors du portage sur Amstrad CPC, Chris Sawyer a apparemment trouvé son jeu trop facile, puisqu'il a décidé de diminuer le nombre de vies et d'ajouter une nouvelle contrainte - le robot est désormais pourvu d'une batterie qui se décharge lentement et qu'il doit recharger en se tenant sur une puce ; mais Chris Sawyer a aussi trouvé son jeu trop court : les portes fermées par des grilles ou paraissant donner dans le vide sur le plan s'ouvrent en réalité sur une zone inédite une fois toutes les puces activées, démarrant une séquence de jeu baptisée ROTTES.
  • Cette séquence est un protocole de sécurité à remplir avant de quitter les lieux, comme l'indique l'acronyme ROTTES ("Ridiculously Over The Top Exit Security", on pourrait dire en français "Sécurité de Sortie Ridiculement Outrée"). Il s'agit, dans une extension du labyrinthe, de modifier une suite de lettres sur des bornes afin que celles-ci écrivent à vol d'oiseau "LETMEOUTOK".
Ce qui frappe, dans cette horlogerie d'une richesse ahurissante, c'est l'état d'esprit de Chris Sawyer. Voici quelqu'un qui conçoit l'architecture la plus complexe que j'aie jamais vue dans un jeu 8-bit (et de très loin), et il le fait pour un jeu publié sur... le MTX de Memotech, une machine fantôme dont à peu près personne n'a entendu parler. Et quand il effectue un portage de son jeu sur un ordinateur raisonnablement populaire, il rend plus dure et plus longue son œuvre déjà absurdement inaccessible. S'il y a bien un logiciel qui illustre le fait que les concepteurs de l'époque ne tenaient aucun compte de leur public, c'est "Sepulcri".


"Sepulcri" est ingérable si on ne peut pas en consulter un plan, mais si on en a un, l'analyser pour y planifier son parcours est un vrai régal. Devenu enfin abordable, on peut alors agréablement jouer au jeu pour le gagner à l'aide des sauvegardes et des vies et batterie infinies, et même joué à la régulière, il se révèle être un jeu à scores très motivant : "Sepulcri" accorde 250 points pour chaque puce testée, 20 points pour chaque salle découverte, et un gros bonus en cas de victoire ; en optimisant ses déplacements grâce au plan, en tenant compte de la durée de vie de sa batterie et en apprenant à dompter les dangers du SDIS (on n'a que cinq vies et aucun moyen d'en gagner d'autres), on peut aller assez loin et réaliser des progrès réguliers.

J'espère avoir contribué à casser l'anonymat d'un jeu remarquable, symbole d'une époque dans son esprit, sa représentation, son esthétique, et l'absurdité de son inaccessibilité originelle (à quoi bon créer plus de 250 pièces si on ne donne pas au joueur les outils pour les visiter) ; et, qui plus est, tournant sur une machine pour laquelle j'ai toujours énormément d'affection, pas moins de trente ans après avoir découvert les jeux vidéo.

À vous de jouer !

4 commentaires

Bdciron a dit…

Bravo pour ce test vraiment excellent !!! J'ai même eut envie d'essayer le jeu pour le coup ^^

Bravo !!!

Anonyme a dit…

Exceptionnel ! Je tombe sur ce blog au hasard d'une vidéo trouvée sur Youtube, étonné que quelqu'un d'autre que moi se soit passionné pour ce jeu longtemps ignoré. Sepulcri fut mon premier jeu cassette sur cpc 464, je devais avoir 8 ou 9 ans. J'y ai passé des centaines d'heures.
Et c'est bien vrai, aucune aide vraiment utile dans la boite de jeu pour s'y retrouver dans ce dédale de 250 tableaux ! C'est dommage, et je me demande encore comment il s'y est pris Chris Sawyer pour le coder son jeu, sans s'y perdre lui même. J'avais essayé de faire un plan à l'époque, mais peine perdue, surtout qu'on partait jamais de la même salle. Sans les outils actuels ça me parait difficile. N'étant qu'un gamin à l'époque le rapport de force n'était pas en ma faveur : c'était vraiment ça, une mouche écrasée par une enclume !
Peut être que j'y rejouerai maintenant qu'il existe ce plan de toute bôtée (un gigantesque et stupéfiant boulot, bravo). Peu de souvenirs de cette époque ça fait trop loin, mais toute une ambiance en tout cas, ce jeu ayant accompagné ma découverte du cpc et du basic locomotive (hé oui, le fameux "guide de l'utilisateur" !). Pour citer Hunter S. Thompson: "[...] a very special time and place to be a part of. But no explanation, no mix of words or music or memories can touch that sense of knowing that you were there and alive in that corner of time and the world. Whatever it meant."

kant74 a dit…

Je tombe par hasard sur ton blog (bis) via cet article très dense et très bien écrit sur ce bijou méconnu ou très mal apprécié qu'est Sepulcri, et ce même des amoureux du CPC. Grand bravo pour ton article, continue !

ellivlem a dit…

Superbe article . Merci beaucoup.

Un quadra ex taré de CPC :D