En modelant très clairement son couple Poirot/Hastings à partir du couple Holmes/Watson alors que Conan Doyle approchait de la fin de sa vie, Agatha Christie a en quelque sorte repris son flambeau en signant un pacte faustien : elle hériterait d'un succès voisin de celui de Doyle, mais en héritant de la même malédiction...
Ainsi (l'histoire est là aussi connue), Agatha Christie n'aimait pas plus Hercule Poirot que Conan Doyle n'aimait Sherlock Holmes ! Elle déclare notamment dans son autobiographie qu'elle aurait "gâché" son roman "Le Vallon" (à mon avis un de ses meilleurs) en s'obligeant à y introduire Poirot, qu'elle a par ailleurs décrit comme "un petit personnage répugnant, détestable, pompeux, fatiguant et égocentrique". À l'intérieur même des romans dont Poirot est la vedette, elle lui envoie des piques, notamment par le biais de l'hilarante mise en abyme de son double Ariadne Oliver, la grosse dame auteur des romans policiers à succès mettant en scène le détective finlandais Sven Hjerson. Voici ce qu'elle dit dans "Mrs McGinty est morte" :
Ariadne Oliver : Est-ce que je sais ? Je devais être folle le jour où j'ai inventé cet insupportable personnage, c'est tout ce que je peux dire ! Pourquoi est-il Finlandais, alors que je ne sais RIEN de la Finlande ? Pourquoi est-il végétarien ? Pourquoi est-il affublé de je ne sais combien de manies ridicules ? Tout ça, je l'ignore. C'est comme ça parce que c'est comme ça, voilà tout ! On invente une histoire et, un beau matin, on s'aperçoit qu'on traîne derrière soi un Sven Hjerson dont on ne pourra jamais se débarrasser. Et les gens vous écrivent pour vous dire que c'est un personnage pour lequel vous devez avoir une grande affection ! Ah là là ! Mais si je le rencontrais dans la vie, ce maudit végétarien finlandais, je le tuerais… et je vous garantis que ce serait un beau crime !Mais la malédiction ne se limite pas à Poirot. Le succès d'Agatha Christie remonte au "Meurtre de Roger Ackroyd", qui ne repose pas seulement sur Poirot (qui existait déjà depuis six ans, et qui est même censé prendre sa retraite au début du roman) ; c'est en réalité la révélation spectaculaire de l'histoire, violant les conventions littéraires de façon particulièrement audacieuse, qui a fait son succès et celui de la romancière, enfermant du même coup celle-ci dans un schéma bien précis...
Le succès du "Meurtre de Roger Ackroyd" a en effet mis Agatha Christie dans la situation d'un magicien qui aurait ébloui son public grâce à un tour spectaculaire, mais qui se serait du même coup condamné à refaire sans cesse "le même, mais en différent" : les lecteurs voulaient être de nouveau stupéfaits par Agatha Christie, mais en retrouvant le même type de cadre narratif, ce qui laisse une marge de manœuvre assez mince. S'en est suivi pas moins d'un demi-siècle de jeu du chat et de la souris entre la romancière et son public, ce dernier étant de moins en moins candide et de plus en plus conscient des "trucs" utilisés pour le tromper, ce qui contraignait mécaniquement notre auteur à faire preuve de plus en plus d'audace...
Ainsi, les romans d'Agatha Christie souffrent d'une certaine artificialité : il y a les fameux "trucs" (jumeaux, substitutions, filiations fictives, homonymes, prénoms androgynes, initiales identiques, sosies, fausses pistes connectées à rien qui sont purement là pour nous embrouiller), et les révélations sont parfois outrancières ("le policier a commis le meurtre" dans "Le Noël d'Hercule Poirot"). Tous ces maniérismes ont fini par être tournés en dérision et par alimenter d'innombrables parodies (d'ailleurs souvent très drôles), au grand dam de la romancière qui, après avoir donné au public exactement ce qu'il voulait (dont un héros qu'elle n'aimait pas), se voyait moquée par ce même public.
Agatha Christie est donc classée parmi les auteurs littéraires mineurs, voire les auteurs de romans de gare : des "faiseurs" sachant exploiter certaines ficelles de façon professionnelle, mais sans véritable style ni véritables choses à dire, produisant à la chaîne des "plaisirs coupables" idéaux pour se divertir, ou commodes pour inciter la jeunesse à lire grâce à l'accessibilité de leur prose.
De fait, personnellement, j'ai d'abord lu Agatha Christie en tant qu'adolescent, et l'ai beaucoup appréciée jusqu'à découvrir comme tout le monde l'axiome : "le moins suspect est toujours le coupable", après quoi je suis passé à Sherlock Holmes qui me semblait avoir une plus grande envergure littéraire. Désormais, cependant, si Conan Doyle a incontestablement une meilleure plume, ses histoires, une fois dépouillées de leur vernis de mystère, m'apparaissent sur le fond très naïves - victoriennes, ce qui a son charme, mais naïves : les intrigues sont en réalité simplistes et tournent toujours autour des mêmes sujets, les "méchants" ont des faciès de singe ou de rat alors que les "gentils" ont les traits et le caractère nobles, et Sherlock Holmes y joue souvent un rôle anecdotique, voire n'altère en rien la marche des événements.
À l'inverse, Agatha Christie a une écriture simple mais des intrigues complexes voire tarabiscotées (afin de ménager leur surprise), qui fonctionnent malgré leurs artifices car elles reposent avant tout sur ce qui est à mon avis la grande force de la romancière : sa perception très fine de la nature humaine, qui s'exprime ici par le biais de personnages excellemment bien conçus, bien dialogués et bien mis en scène.
Sur ce plan, l'auteur me rappelle en fait beaucoup J.K. Rowling (série des "Harry Potter") : les deux femmes sont très populaires et œuvrent chacune dans un genre littéraire mineur (chose qu'elles assument totalement), elles ont le même type de plume très fluide et agréable à lire, et sous leurs clichés et leurs recettes, on découvre beaucoup de bonnes intuitions psychologiques, d'humanité et de pertinence, qui dépassent certes rarement le périmètre de l'intime, mais qui pourtant disent parfois des choses plus profondes que le propos de certains grands auteurs à la vue plus large - parler avec justesse d'une poignée de personnages est à l'occasion plus judicieux que discourir sur le destin des civilisations...
Qu'il s'agisse de J.K. Rowling ou d'Agatha Christie, l'adaptation cinématographique ou télévisuelle de leur œuvre pose problème puisque cette sensibilité (à mon avis leur véritable intérêt) a tendance à être éclipsée par les aspects les plus commerciaux et spectaculaires de leurs livres. Les films et téléfilms tirés d'Agatha Christie ont ainsi très vite adopté une recette flamboyante et très efficace que l'on pourrait décrire comme "un vaudeville avec des meurtres" : on rassemble des stars qui cabotinent à l'extrême en jouant des personnages réduits à leur caricature, des portes claquent et des meurtres sont découverts lors d'une mise en scène flirtant avec la parodie, et tout cela ressemble davantage à une murder party qu'à un drame - après tout, c'est logique : quand on adapte des romans reposant pour l'essentiel sur leur effet de surprise mais dont presque tout le monde connaît déjà la chute, que faire à part jouer sur casting et sur le deuxième degré ?
Eh bien, plein de choses, nous répond la série "Agatha Christie's Poirot" créée par ITV en 1989.
Un chef-d'œuvre télévisuel
Le génie de "Agatha Christie's Poirot" aura d'abord été, comme c'est souvent le cas, de repartir à zéro et de traiter son sujet avec sérieux. Plusieurs grandes lignes ont été tirées de l'œuvre d'Agatha Christie, qui ont structuré la série et sublimé son matériel initial en transcrivant son potentiel plutôt que sa lettre.
Tout d'abord, la reconstitution historique, focalisée sur l'entre-deux-guerres (en décalant au besoin le contexte de certain récits), est spectaculaire. Les décors, logiquement dominés par l'Art déco dans toute la première moitié de la série, sont somptueux, avec de nombreuses scènes extérieures, un soin extrême apporté aux accessoires et véhicules terrestres et maritimes (contempler toutes ces antiquités en action est un régal), et des scènes à l'étranger parfaitement convaincantes. La fluidité et le naturel avec lesquels les nombreux décors s'offrent à nous au cours des diverses intrigues permettent d'enfin échapper au cadre artificiel et théâtral qui a étouffé et vidé de leur impact tant d'adaptations des romans de Christie.
Même chose pour les personnages, à commencer par les figurants : au lieu de voir sans cesse les mêmes personnages dans les mêmes décors, on a l'impression d'avoir réellement remonté le temps et de contempler toute l'effervescence de Londres, ou de tel village anglais, ou de telle ville étrangère, ou de telle colonie. Les costumes et coiffures des moindres passants sont parfaits, mais aussi les comportements : les structures sociales, en particulier dans les colonies, sont clairement retranscrites sans fausse gêne ni diabolisation.
L'histoire est également mise en avant dans ses événements les plus marquants, mais aussi ses anecdotes : ainsi, des allusions absentes de l'œuvre originale sont faites à la lutte de l'Irlande pour son indépendance ou à la montée du nazisme en Allemagne, avec des agents anglais collaborant avec cette dernière soit par traumatisme de la boucherie de la première guerre mondiale, soit par peur du communisme qui se développait alors en puissance. Le contexte et les mentalités de l'époque baignent constamment l'action, y compris quand Poirot, en marge d'une de ses enquêtes, joue avec Hastings à la toute première édition du "Monopoly".
Cette débauche de soins et de moyens n'est, évidemment, pas gratuite : la crédibilité et la richesse de l'environnement renforcent l'interprétation magnifique des divers personnages, à commencer par Hercule Poirot lui-même. Ma main tremble au moment de saluer la performance de David Suchet : désormais, l'idée d'un autre acteur jouant Hercule Poirot me paraît tout autant absurde qu'imaginer John Steed joué par quelqu'un d'autre que Patrick Macnee.
Là encore, plutôt que de composer le personnage au cours des épisodes en transcrivant les dialogues et descriptions de chaque nouvelle ou roman, le héros a été créé en amont à partir de l'œuvre dans son ensemble. Tous les livres où figurait Poirot ont été passés au crible pour prendre des notes sur son apparence, son passé, son caractère, ses maniérismes, ses motivations, afin de construire un personnage solide et cohérent avant même le lancement de la série.
C'est ce personnage, et pas forcément celui présent dans chaque livre pris isolément, qui a été mis en scène dans les épisodes tournés par la suite. Cela permet à l'acteur de le maîtriser tout de suite, et à l'équipe de créer plus facilement de nouvelles scènes pour les besoins de l'adaptation, en corrigeant quelques incohérences introduites par Agatha Christie elle-même (des questions d'âge et de chronologie, notamment), ou en "lissant" l'œuvre en renforçant son harmonie d'ensemble.
Le même procédé d'harmonisation a été utilisé pour les intrigues : "Les Pendules" (1963), par exemple, est à l'écrit une répétition de "La Disparition de M. Davenheim" (1923) dans le sens où ces histoires utilisent la même ficelle de Poirot devant résoudre un crime depuis son fauteuil afin de gagner un pari. Dans la série, seule "La Disparition de M. Davenheim" (la plus simple des deux) utilisera ce procédé, afin d'éviter l'artificialité de la redondance, et pour permettre à "Les Pendules" d'être plus clair, plus vivant et plus dynamique, mettant l'emphase sur les personnages et leurs interactions.
Même s'il en a tous les traits principaux, le Poirot de Suchet transcende pareillement l'original au point où, en lisant un roman de Christie lors de mes vacances, je me suis exclamé au détour d'une réplique : "Hercule Poirot n'aurait jamais dit ça !", comme si le roman était une adaptation de la série ! C'est clairement dû au talent de l'acteur, donc, mais aussi aux partis pris de sobriété, de reconstitution et de vue d'ensemble déjà évoqués : Poirot est ici moins abstrait, ses relations avec Arthur Hastings, Miss Lemon et l'inspecteur Japp sont plus développées, ses goûts et ses opinions sont exposés, son statut social est mis en avant... il est plus en phase avec la réalité qui l'entoure et plus inséré dans son époque, les récits et son personnage s'assombrissant au fur et à mesure que l'on approche de la seconde guerre mondiale.
Ce réalisme ne va pas à l'encontre de l'excentricité du personnage, bien au contraire. Alors que les acteurs jouant Hercule Poirot nous font bien souvent subir une performance surjouée, le cadre moins théâtral de la série donne ici l'impression d'épier un être authentique, comme un oncle original que l'on aurait plaisir à retrouver aux fêtes de famille, qui nous ferait sourire avec affection de ses manies mais que l'on prendrait malgré tout très au sérieux.
Ses motivations et son attitude vis-à-vis des meurtres sont aussi légèrement différentes : il n'est plus ici un observateur détaché prétendant ne voir dans leur résolution qu'un casse-tête plaisant (sans parler des affaires d'ego) ; son sens moral, lié à sa bonté et à ses talents de psychologue, est ici nettement accentué, et son côté tatillon voire obsessionnel est mis en relation avec la rigueur impitoyable avec laquelle il rétablit la vérité quelles qu'en soient les conséquences. On peut notamment le voir dans "Le Vallon", où l'acharnement de Poirot n'a pas la justification du roman de la menace d'un nouveau meurtre, ledit acharnement menant dans les deux cas à la mort du coupable.
Les autres personnages récurrents bénéficient aussi de cette plausibilité. Arthur Hastings, inutile puisque l'on n'a plus besoin d'un narrateur, devient certes un élément comique (sa sottise était déjà dans les livres), mais il représente également une bourgeoisie superficielle, insouciante et oisive propre à son époque, et n'est donc pas juste là pour faire rire. Miss Lemon n'est quant à elle plus un cliché de vieille fille rigide, et l'inspecteur James Japp n'est plus un cliché de détective incompétent ; tous deux deviennent des personnages complexes et nuancés représentant une classe sociale spécifique, avec la mentalité, les aspirations et le mode de vie associés, et un charme individuel apporté par l'écriture des épisodes et le talent des acteurs. Les voir tous les trois interagir avec Poirot est un régal, ce plaisir passant parfois au début de la série devant celui des intrigues elles-mêmes.
Les intrigues, parlons-en, et parlons des personnages et acteurs propres à chaque épisode. "Agatha Christie's Poirot" ne tombe heureusement pas dans le travers de certaines séries de Steven Moffat par exemple, comme "Sherlock" ou ce à quoi il a réduit "Doctor Who", qui cannibalisent leurs intrigues et leurs personnages non récurrents pour encore et toujours focaliser sur la même poignée de personnages principaux. Ici, Hercule Poirot et les personnes qui gravitent autour ne sont pas une fin en soi, mais un moyen de s'intéresser à autre chose : des faits, des lieux, des individus, que l'on découvre certes en compagnie des personnages récurrents, mais sans que tout soit construit autour d'eux ni pour eux, et sans que l'on chante constamment les louanges du héros. Loin d'être des faire-valoir, les protagonistes de chaque mystère en sont souvent les véritables stars.
Et nous voici donc au cœur de ce qui a déjà été évoqué en introduction de cet article : Agatha Christie avait un don extraordinaire pour brosser ses personnages. Non pas qu'ils soient terriblement détaillés ou incroyablement profonds, mais elle avait le talent de nous les rendre immédiatement familiers, comme s'ils nous rappelaient des gens croisés au cours de notre vie : on les visualise facilement, on les distingue en dépit de leur nombre parfois élevé, et ils nous interpellent et nous touchent malgré un contexte bien particulier. Agatha Christie, femme divorcée puis remariée et ayant beaucoup voyagé, savait cerner et décoder la mentalité de ses contemporains : les contraintes sociales, les relations entre hommes et femmes, le système de classes, les questions d'argent, la décadence de l'aristocratie britannique, les apparences, les conventions, les hypocrisies, les préjugés, l'amour qui survient parfois comme un grain de sable dans une mécanique bien huilée...
Elle maîtrisait tout cela formidablement, et ce sont ces relations entre des personnages plausibles qui, au-delà des jeux de dupes narratifs et d'intrigues dans lesquelles se passent finalement peu de choses, constituent tout le sel de ses histoires.
Bien entendu, le génie de savoir ainsi croquer ses semblables se prête idéalement au choix de reconstitution historique rigoureuse de la série, ainsi qu'à celui d'adopter un ton sérieux et de ne pas laisser Poirot étouffer les autres protagonistes. Avec le temps, en accord avec l'évolution des livres (on l'a dit, Christie n'appréciait pas Poirot et cherchait à s'en affranchir), le détective joue d'ailleurs davantage un rôle de guide que de héros, sa discrétion relative permettant aux autres acteurs de briller, comme par exemple dans "Cinq Petits Cochons", que j'ai trouvé bouleversant (avoir la fille de Diana Rigg comme héroïne aide beaucoup). Tout en déplorant quelques ratés (le sabordage de "Cartes sur Tables" ou "Le Flux et le Reflux" avec des altérations incompréhensibles de l'histoire originale, entre autres), on ne peut qu'admettre la réussite globale de la série, qui rend enfin justice au travail d'Agatha Christie.
Cette formule, cependant, allait se heurter de plein fouet au "Crime de l'Orient-Express".
Un récit caricatural
Comment adapter "Le Crime de l'Orient-Express" dans le cadre de "Agatha Christie's Poirot" ? Pour certains puristes, évidemment mécontents du résultat final, la réponse est simple : en le faisant littéralement, toute déviation étant considérée comme sacrilège. C'est, j'en ai bien peur, n'avoir rien compris à ce que tente de faire la série, et ne pas voir que "Le Crime de l'Orient-Express" est probablement l'histoire la plus caricaturale d'Agatha Christie, parodiée jusque dans "Muppets Tonight" dans un sketch hilarant avec Jason Alexander. Que faire d'une histoire dont le pitch est "surprise, tout le monde est coupable" ?
Dans "Le Crime de l'Orient-Express", le décor est unique, les suspects sont absurdement nombreux et très typés (la missionnaire suédoise, la grande actrice américaine, la princesse russe), presque tous les indices sont factices, tous les témoignages (et, par extension, ce que l'on apprend sur les personnages) sont concertés et mensongers... après un déluge de diversions et de fausses pistes, à la fin du roman, Poirot devine néanmoins la vérité comme par magie, qu'il narre dans son style flamboyant habituel en se pavanant au milieu du luxe de l'Orient-Express, enchanté d'avoir croisé une énigme si originale. Puis, après la grande révélation et quelques explications, la question de savoir quoi faire de cette vérité occupe Poirot littéralement une ligne, la dernière du roman, avec en substance le message suivant : "Qu'est-ce qu'un meurtre prémédité entre gens de bonne compagnie qui ont la morale de leur côté, bien sûr que je vais vous couvrir ?".
Point final, rideau sur le décor unique, applaudissements nourris face au tour de force.
L'histoire du "Crime de l'Orient-Express" telle que la narre Agatha Christie ne laisse aucune prise aux concepteurs de la série : les possibilités de reconstitution historique se limitent au train lui-même, les personnages jouent tous un rôle de composition lors de l'essentiel du roman et ne peuvent donc être développés correctement, Poirot n'y est guère plus qu'un magicien malicieux impatient de faire son numéro, et tout cela au service d'un coup de théâtre vieux de plus de soixante-quinze ans. Comment en faire autre chose qu'une quasi-comédie comme décrit plus haut, ce que Sidney Lumet a fort bien réussi avec son adaptation de 1974, et qui s'avère être ce que "Agatha Christie's Poirot" a cherché à éviter pendant plus de vingt ans ?
La solution de ce puzzle, telle qu'on peut l'admirer sous la direction de Philip Martin et la plume de Stewart Harcourt, est la même que pour l'ensemble de la série : on repart à zéro, et on traite son sujet avec sérieux...
Trahir en prenant au mot
Mettons un instant au second plan les mécaniques artificielles de supercherie et de surprise : que raconte vraiment, au fond de son récit, "Le Crime de l'Orient-Express" ? De quoi s'agit-il ?
D'un côté, nous avons douze personnes, d'honnêtes gens qui se considèrent comme tels, qui ont planifié froidement un assassinat au nom d'un idéal de justice (leur future victime, Lanfranco Cassetti, avait en effet enlevé puis tué une enfant, détruisant plusieurs vies par effet domino, puis aura été frauduleusement acquittée lors de son procès grâce à ses liens avec la Mafia).
Avec autant de personnes dédiées à cet objectif, on pourrait s'attendre à ce que cela se fasse simplement et sans compromission, mais au lieu de ça, les conjurés mettent au point un rituel macabre : chacun des douze complices poignardera lui-même Cassetti à tour de rôle, celui-ci étant paralysé par une drogue, pleinement conscient pendant son propre meurtre mais incapable se défendre ou d'appeler au secours, décédant à cause de l'hémorragie et de la surabondance de blessures.
Évidemment, on est là bien au-delà de l'exécution d'une sentence qui "aurait dû" être prononcée : on est dans la torture, le symbole et la vengeance ; chacun des douze complices ayant un lien personnel avec les familles brisées par leur victime, ce ne sont pas ici des jurés impartiaux.
Et de l'autre côté, nous avons le célèbre Hercule Poirot, qui a résolu toutes les affaires auxquelles il a pu être confronté, et qui se retrouve, complètement par accident, dans un train rempli d'assassins.
Que ce soit par ego, par plaisir cérébral ou par sens moral, Hercule Poirot a élucidé énormément de meurtres, et a conduit à peu près autant d'assassins à la mort - la potence, le suicide, ou l'accident mortel lors de la fuite face à la police suivent généralement les explications théâtrales du petit détective.
Que va-t-il se passer ?
Les conjurés ont beau être résolus et s'être convaincus qu'ils ne font que rendre justice, ce sont des amateurs. Vont-il tenir le coup alors qu'approche la mise en exécution de leur plan ? Comment vont-ils se comporter en croisant leur future victime ? Quelle sera leur réaction quand il découvriront qu'un étranger, qui plus est un fameux détective, est dans le train ? Vont-ils réussir à jouer la comédie alors qu'ils n'y sont pas habitués ? Vont-ils garder leur sang-froid lors de leur violent passage à l'acte ? Comment vont-il gérer le fait d'avoir tué quelqu'un, le souvenir du corps lacéré, encore chaud, les yeux ouverts impuissants ? Vont-ils craquer alors qu'Hercule Poirot enquêtera et leur posera des questions ? Comment vivre normalement après ce qu'ils ont fait ? Même persuadé d'être dans son bon droit, un être humain avec des principes ne peut sortir indemne d'un tel acte, générant le besoin de se confier, d'apaiser sa conscience, ou d'entretenir le ressentiment envers celui que l'on a tué afin de sans cesse justifier son meurtre.
Symétriquement, comment Hercule Poirot va-t-il vivre le fait d'être enfermé avec douze personnes qui se connaissent toutes et qui planifient un meurtre ? Après l'assassinat, alors qu'il commence à soupçonner la vérité, quelle sera sa réaction ? Peut-il décider de laisser filer les coupables sans jauger les motivations et la personnalité de chacun ? Peut-il se contenter de les livrer à la police yougoslave alors que le pays, qui sort de la dictature, est sous pressions nationalistes ? Est-ce son rôle (ou son droit) de trier entre ceux qui doivent faire face à la justice et les autres ? Et n'a-t-il pas peur pour sa propre sécurité ?
Toutes ces questions sont passionnantes, et sont posées directement par la situation du roman. Personne n'est dupe : si ces gens n'assassinent pas leur victime discrètement (dans une ruelle par exemple) et au lieu de ça se compromettent toutes dans un lieu clos, c'est parce que Agatha Christie prépare sa surprise finale de la même façon qu'un gamin prépare une plaisanterie de poisson d'avril. Et de fait, aucune de ces questions cruciales n'est traitée dans le roman.
Ce sont elles, pourtant, qui sont au cœur de l'épisode de "Agatha Christie's Poirot", parce qu'elles sont bien plus intéressantes que l'impact d'une révélation déjà connue, et parce qu'elles collent parfaitement aux fondamentaux de la série.
Deux scènes ajoutées à l'intrigue du livre explicitent dès le début l'orientation de l'épisode. Très violentes, elles montrent un Poirot endurci par des affaires de plus en plus sinistres, marqué par la solitude alors qu'il vieillit dans un pays étranger, avec en toile de fond un contexte européen qui s'assombrit et conduira bientôt à une nouvelle invasion de son pays natal. Esseulé, confronté aux graves conséquences de ses choix, il se sert de la vérité et de la loi comme repères fondamentaux, renforcés par un sens moral et un catholicisme occupant chez lui toujours plus de place.
Il ne s'agit pas là d'un revirement de la nature du personnage, mais d'une évolution lente et logique que l'on peut apprécier au fil des épisodes précédents, et qui arrive à point pour le confronter au dilemme moral évoqué précédemment. Avant même de monter dans l'Orient-Express, c'est un Hercule Poirot tourmenté que joue David Suchet, et il le fait superbement.
D'autre part, une de ces deux scènes ajoutées illustre la situation des conjurés : à peine arrivé à Istanbul, Poirot surprend la même conversation que dans le roman entre miss Debenham et le colonel Arbuthnot, mais ils sont également les témoins de la lapidation populaire d'une femme adultère. Choquée, miss Debenham exprime à Poirot son horreur et ses regrets de n'avoir pu s'interposer, sans réaliser qu'elle s'apprête elle-même à commettre un acte analogue : son indignation d'Anglaise bien élevée face à ce qu'elle voit comme un acte barbare est ironique quand on considère la cause de sa présence dans l'Orient-Express. Et de son côté, Poirot lui rétorque assez froidement que la femme adultère en question avait, après tout, décidé de passer outre les règles de sa culture alors qu'elle en connaissait les conséquences. Dès le début, le téléfilm confronte ainsi deux points de vue diamétralement opposés (chacun étant d'ailleurs hautement contestable), comparables à deux trains lancés l'un contre l'autre à pleine vitesse.
L'essentiel de l'épisode, depuis ces scènes jusqu'à la grande explication de Poirot, suit globalement le roman, mais cette double introduction met en lumière une réalisation et une direction d'acteurs complètement distinctes de la vision de Lumet, avec un sens différent donné à l'intrigue.
Loin d'être un écrin luxueux, l'Orient-Express rend claustrophobe, et Poirot y apparaît très isolé, comme pris au piège : une femme allongée sur une banquette traverse une crise de panique alors que son mari jette à Poirot un regard froid, les passagers semblent tous extrêmement tendus, les cahots du train entrechoquent la vaisselle et font constamment tanguer tout le monde... l'ensemble donne davantage une impression de tumulte annonciateur d'orage que de confort.
La mise en scène de l'arrêt du train au milieu de nulle part à cause de congères impressionnantes puis la découverte du meurtre créent une ambiance sinistre ; d'autant plus que cet arrêt sera logiquement suivi de la coupure de l'électricité puis du chauffage, et enfin de l'eau, qui finit par geler.
Alors qu'on le voit s'agacer des bizarreries des blessures de Cassetti (coups forts, coups faibles, avant la mort, après la mort, de la main droite, de la main gauche), le doute n'est pas permis : Poirot a tout de suite compris le fond de l'histoire. Il n'y a, en vérité, pas d'enquête, pas de cas à résoudre, mais un cas de conscience : que faire ?
Tout est très subtil, passant par le jeu extrêmement fin des acteurs lors de dialogues tout juste remaniés, ainsi que par la direction, magnifique : les interrogatoires sont bien moins une façon de faire avancer la recherche d'une vérité déjà connue du héros et des spectateurs qu'un moyen pour Poirot d'essayer de comprendre, de jauger, et de juger... On est dans le non-dit, mais beaucoup de choses sont néanmoins sous-entendues sur le parcours, les motivations, les réflexions et le vécu de chacun.
Les péripéties et les multiples indices sont traités comme étant de peu d'importance, simples signes d'affolement et d'improvisation désespérée qui exaspèrent manifestement Poirot par leur caractère grossier et dérisoire. Comme dans le reste de la série, tout est dans la plausibilité de ce qui se passe à l'écran, dans le caractère crédible et complexe des protagonistes.
La grande scène de révélation, tarte à la crème des adaptations d'Agatha Christie, en retourne ici tous les clichés comme un gant. Au lieu d'avoir un Poirot jovial et théâtral naviguant dans un décor luxueux au milieu de convives mis en cause l'un après l'autre, on a un groupe de gens blottis dans des manteaux, épuisés, mal lavés, à bout de nerfs, cherchant à résister tant bien que mal au froid qui envahit un train éclairé à la bougie et transformé en camp de fortune. Poirot ne bouge pas, ne déclame pas, il murmure sur un ton amer, narrant une histoire qui le dégoûte profondément. Il hait cette situation, il déteste n'avoir le choix qu'entre de mauvaises options, il en veut aux passagers de le contraindre à en prendre une, et il le fait savoir.
Les échanges qui suivent sont hypnotiques, on ne peut qu'être admiratif de la richesse et de la profondeur des thèmes abordés, et de l'intelligence avec laquelle ils se connectent à chaque personnage. J'ai trouvé particulièrement courageux de voir la religion évoquée pour autre chose que la sempiternelle condamnation de l'intégrisme, de l'hypocrisie et de la manipulation des masses. Ici, Cassetti, tout en restant un personnage profondément antipathique, a manifesté des remords, et les échanges entre Poirot et la missionnaire protestante dénonçant le pardon des catholiques sont passionnants. La situation est très loin d'être manichéenne : la volonté de Poirot de suivre strictement les règles de la société est entachée par les conséquences tragiques de son attitude lors d'une des scènes d'introduction, et l'intrigue se passant en 1938, il est difficile de voir l'obéissance à la loi et sa prévalence sur la morale individuelle comme étant une boussole parfaitement fiable qui protégerait à coup sûr de la barbarie.
Les choses manquent de mal tourner, et la fin est particulièrement sombre. Tout le monde s'en sort, mais tout le monde est brisé : les conjurés d'abord, d'une façon rappelant "La Dernière Marche" de Tim Robbins (plaidoyer complexe contre la peine de mort), et Poirot ensuite, qui voit les derniers repères auxquels il se cramponnait lui glisser entre les doigts.
Le regard final de David Suchet est bouleversant, et me restera longtemps gravé en mémoire.
"Adapter, c'est trahir", dit-on, mais certaines trahisons valent tellement mieux que la fidélité...
2 commentaires
J'aime beaucoup cette analyse très bien menée, très juste.
Bravo ! J'ai toujours pensé que tu aurais pu postuler pour être critique. C'est très bien pensé et très bien écrit.
Bises
Morwyn
L'épisode 4 de la saison 12 est le point d'orgue de la série. La solitude de destin du fameux limier n'a jamais été autant aux affres. L'adaptation trahit moins le roman qu'elle ne le transcende, elle en respecte l'intention première qui reprenait l'émotion suscitée par l'enlèvement et la mort du jeune enfant de Lindbergh, un héros américain de l'aviation. Le fond du débat est connu, et ce depuis Antigone : l'écart tragique entre la justice comme système mettant fin au recours à la vengeance et la justice comme sentiment. Il sert ici à montrer un Poirot écartelé, comme si son choix de vie n'avait été qu'un vain combat face à la violence accompagnant comme une ombre le genre humain. Une treizième saison a pourtant commencé, et David Suchet a insisté pour que le dernier épisode soit celui du poignant "Hercule Poirot quitte la scène" (et tire sa révérence). Poirot, plus qu'un détective, un éternel exilé se dépouillant peu à peu, lui qui aimait tant tenir dans l'ombre son être profond grâce au masque de sa fonction, comme s'il attendait la toute fin pour savoir s'il a la vertu sur les lèvres ou dans son cœur. Poirot qui échappe enfin à Christie.
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