Lors de l'ère 8-bit, les jeux de puzzles n'étaient pas traités différemment des autres genres : "Adventure of Lolo", "Fire 'n Ice" ou "Wrecking Crew" sur NES, ou bien "Confuzion", "The Sentinel" ou "Bumpy" sur micro-ordinateurs 8-bit, étaient distribués de la même façon et au même prix que n'importe quel autre jeu, et n'étaient pas jugés différemment par la presse ni par les joueurs. En fait, la notion même de "jeux de puzzles" en tant que genre n'était alors pas nettement définie, la plupart des jeux cités demandant aussi de l'adresse ou du timing, et inversement, beaucoup de jeux qui reposaient plutôt sur leur action présentaient aussi de forts aspects de jeu de puzzles ("Impossible Mission", par exemple) - les frontières étaient alors assez floues.
Lors de l'ère 16-bit et sur Game Boy, cependant, les choses changèrent de façon significative : la technique évoluait très vite, avec des jeux toujours plus grands, beaux, détaillés et impressionnants, menant à des expériences ludiques reposant davantage sur le spectacle et l'immersion que sur la réflexion pure - les jeux d'action n'ont ainsi plus proposé que des puzzles très légers (rien à voir avec les cartes perforées à reconstituer dans "Impossible Mission" par exemple) pour ne pas casser leur rythme et s'adresser à un public plus large, et les jeux de réflexion se sont plutôt orientés vers le jeu d'aventure, qui s'accordait bien aux nouvelles capacités des machines en offrant de véritables romans graphiques interactifs. En partie sous l'influence de l'énorme succès de "Tetris" sur Game Boy, les jeux de puzzles purs qui exigeaient par essence une certaine sobriété se sont plutôt retrouvés sur console portable, acquérant peu à peu l'image de simples passe-temps, de "petits jeux" auxquels on joue en déplacement ou lors de courtes pauses.
Cette situation n'a pas empêché la Game Boy d'offrir d'immenses jeux de puzzles, par exemple "Donkey Kong '94", "Mole Mania" ou "Catrap", mais le fait est que ces jeux n'auraient pas pu sortir sur SNES ou Mega Drive, seuls les jeux compétitifs ou associés à des franchises populaires y gardaient un potentiel de vente acceptable (typiquement "Tetris Attack" avec Yoshi), accompagnés de quelques portages de jeux nés sur micro-ordinateurs 16-bit (en partie contemporains des consoles 8-bit) comme "Lemmings" par exemple - l'esprit sur micro-ordinateur était beaucoup plus favorable aux jeux de réflexion, avec des réalisations impressionnantes ("Tower of Babel") qui sont hélas restées circonscrites à ces machines. Par la suite, la généralisation de la 3D marginalisa encore plus le genre jusqu'au milieu des années 2000, où sa forme la plus courante devint les jeux semi-gratuits sur smartphone : même "Mario vs. Donkey Kong" sur GBA (2004) se révéla beaucoup moins ambitieux que son prédécesseur "Donkey Kong '94" malgré l'importante supériorité technique de son support et deux mascottes vedettes dans son titre !
L'horizon semblait donc assez sombre pour les amateurs de jeu de puzzles, jusqu'à ce que "Portal" sorte et change brutalement la donne, aidé moins d'un an plus tard par le succès analogue de "Braid" : comme pour d'autres genres (les jeux en 2D voire réalisés en pixel art, les jeux typés "arcade", etc.), la banalisation des magasins dématérialisés aurait très certainement permis au jeu de puzzles de revenir progressivement sur le devant de la scène, mais "Portal" et "Braid" ont drastiquement accéléré les choses ; et auront surtout apporté au genre une aura et des aspirations qu'il n'avait auparavant jamais osé approcher...
En fait, à la sortie de "Portal", la clochardisation du jeu de puzzles jouxtée à la transgression et la prouesse technique du pistolet à portails ont aveuglé les joueurs et la presse : personne n'a eu l'air de réaliser que "Portal" reprenait tout bonnement la formule de jeux comme "Mole Mania" ! En pratique, "Portal" (en haut dans le montage ci-dessus, "Antichamber" en bas) se compose en effet d'une succession linéaire de problèmes bien délimités, soigneusement regroupés par thèmes qui introduisent très sagement des mécaniques fort banales : interrupteurs, caisses à déplacer, ascenseurs, portes à déverrouiller, minuteries, ennemis à éviter ou à neutraliser, gouffres, etc. le tout meublant un univers dépouillé ramené à ses éléments ludiques. Comme dans "Mole Mania", ces poncifs sont cependant rehaussés par un gimmick astucieux : dans le cas de "Mole Mania", il nous fallait gérer deux aires de jeu simultanément, une aire en surface et une souterraine qui communiquent ; et dans le cas de "Portal", on peut court-circuiter les situations grâce à un pistolet permettant de placer à volonté deux "trous" interconnectés fonctionnant comme une sorte de tunnel.
"Portal" a transcendé sa structure classique et chamboulé la perception que l'on pouvait avoir des jeux de puzzles à l'aide de trois éléments, tous liés entre eux : tout d'abord, Valve, sans doute pour donner un gros coup de pouce à un jeu très atypique dans le contexte d'alors, a claironné que "Portal" faisait partie de la continuité de "Half-Life" - son ton et son cadre se sont donc fortement éloignés des alibis naïfs habituels aux années 1980 et 1990 ; ensuite, sa réalisation était largement au niveau de ce que le public attendait en 2007, avec des décors en 3D crédibles et une gestion de la physique très bien exploitée par ses puzzles (notamment l'énergie cinétique) ; et enfin, le pistolet à portails était bien sûr un événement conceptuel et technologique majeur, produisant des paradoxes de gravité et de mise en boucle jamais vus - sa simple manipulation était jouissive et fascinante en tant que telle.
C'est cet équilibre précis et non son seul gimmick qui a fait de "Portal" un grand jeu, et au-delà, un tournant dans l'histoire des jeux de puzzles : s'il avait gardé un alibi naïf, un cadre en 2D simpliste et des portails stylisés ne permettant pas de voir au travers, son succès et son impact auraient été bien moindres même en conservant le même type de gameplay. Inversement, le même jeu sans structure classique de jeu de puzzles aurait créé beaucoup de confusion : le pistolet à portails est un outil dont la puissance se doit d'être corsetée par un cadre sobre et restrictif afin d'en extraire des problèmes vraiment structurés et intéressants ; un cadre plus chargé ou plus laxe aurait été moins lisible et n'aurait pas permis d'explorer aussi méthodiquement tout son potentiel, et l'originalité narrative et immersive du laboratoire de tests et de GLaDOS aurait quant à elle été perdue (cf. "Prey" en 2006 qui comportait déjà des portails mais en a dilué le concept dans une formule de FPS finalement assez banale).
Car si "Portal" a bouleversé l'image austère et vieillotte que l'on pouvait alors avoir des jeux de puzzles, ça n'est pas seulement en démontrant brillamment que le genre pouvait aussi se montrer impressionnant sur le plan visuel et technique jusqu'à innover avec panache : la conjonction d'une structure ludique classique et d'un univers à la "Half-Life" a aussi amené les développeurs à prouver qu'il était possible de procurer des émotions fortes sans véritable histoire ou personnage, simplement par l'action ludique, et cela n'avait pas été nécessairement anticipé à l'origine ! En effet, comment justifier une succession de problèmes totalement artificiels dans un cadre réaliste ? Par des salles de "tests", comme on teste le comportement d'une souris de laboratoire ! Comment guider l'action du joueur en étant le moins intrusif possible ? À l'aide de la voix robotique d'une I.A. nous poussant à accomplir ces tests ! Veillant simplement à satisfaire un cahier des charges apparemment contradictoire, l'équipe de "Portal" a construit une dynamique immersive inhabituelle qui a beaucoup marqué les joueurs, où le cadre stérile et oppressant du laboratoire de tests (qui rappelle la série de films "Cube" née en 1997) et les monologues à la fois menaçants et comiques de GLaDOS sont devenus iconiques sans que le jeu ne s'écarte jamais d'un schéma classique voire rétro, sans cinématique ni script : loin d'être le carcan que l'on imaginait alors, le minimalisme traditionnel du genre a produit quelque chose d'inédit !
Ce jalon a bien sûr suscité de multiples vocations : au lieu d'être vu comme un genre pauvre et limité comme auparavant, le jeu de puzzles a soudain semblé offrir un potentiel infini tant sur le plan du gameplay que sur celui des univers, avec même l'idée que sa nature abstraite permettait toutes les excentricités et tous les types de registre émotionnel, allant jusqu'à oser aborder des sujets existentiels voire métaphysiques se mariant à merveille avec un gameplay contemplatif reposant sur la réflexion - quel come-back extravagant pour un genre autrefois méprisé ! Ainsi, de nombreux jeux inspirés plus ou moins directement de "Portal" sortirent lors des années suivantes : "Q.U.B.E." (2012), "Quantum Conundrum" (2011), "The Talos Principle" (2014), "The Witness" (2016), "The Turing Test" (2016) et "Superliminal" (2020) notamment (ci-dessous), mais au-delà, beaucoup d'autres jeux de puzzles plus traditionnels ont aussi choisi d'adopter un ton et d'illustrer des thèmes inhabituels ("Stephen's Sausage Roll" bien entendu, ou les jeux de Corey Martin "Hiding Spot" et "Bonfire Peaks"). Plus globalement, même lorsqu'ils ne cherchaient pas particulièrement à transgresser ou à impressionner, les jeux du genre furent désormais reçus avec plus d'attention et de respect sur tous les types de supports et à des prix très variés, pour une offre extrêmement abondante et une popularité renouvelée...
Parmi les jeux apparus dans le sillage direct de "Portal", "Antichamber" occupe une place particulière. Sorti le 31 janvier 2013 sur Steam, un peu plus de cinq ans après "Portal", il a en vérité commencé d'être développé en 2006 et donc avant la sortie du jeu de Valve, mais "Portal" a bien sûr influencé son développement et pavé le chemin de son succès : alors que la presse s'était montrée plutôt tiède lorsque "Antichamber" fut enfin disponible, ses ventes sur Steam se révélèrent vite spectaculaires, ayant accumulé en sept semaines autant que "Fez" lors de la même période pour le double du prix, alors que le jeu de Phil Fish avait bénéficié d'une généreuse publicité de la part de la presse et du documentaire "Indie Game : The Movie" !
Comme "Fez" (2012) ou "Axiom Verge" (2015), ce nouveau triomphe du jeu indépendant était le fruit des efforts d'un seul auteur, Alexander Bruce, dont c'était là le tout premier jeu - mais, ironie du sort, il se pourrait que ce soit aussi son dernier, puisque Bruce n'a ensuite rien publié pendant plus de dix ans ! On le verra, le bonhomme a une psychologie spéciale, bien entendu indissociable des particularités de son jeu...
À priori, "Antichamber" paraît très proche de "Portal" : lui aussi se joue à la première personne avec comme actions principales la possibilité de sauter et l'usage d'un curieux pistolet trouvé en cours de jeu ; lui aussi nous immerge dans des décors minimalistes voire stériles occasionnellement parsemés de panneaux stylisés affichant des indices ; et lui aussi nous confronte à d'étonnants paradoxes spatiaux. Pour le reste, cependant, les jeux divergent drastiquement - en fait, on pourrait même dire que "Antichamber" est une antithèse de "Portal"...
Un Metroid-lite non euclidien
En pratique, comme on l'a dit, "Antichamber" est un jeu de puzzles en vue subjective : on regarde autour de soi avec la souris, on peut se déplacer avec quatre touches du clavier, on dispose de touches pour sauter ou marcher plus lentement, et une fois acquis, on pourra utiliser le pistolet du jeu à l'aide des trois boutons de la souris, comme dans "Portal". On peut aussi cliquer sur le bouton gauche de la souris pour alterner le dessin des panneaux stylisés évoqués plus haut avec un bref message inscrit sur le panneau, mais sinon, les seules interactions avec l'environnement se font en se déplaçant ou au pistolet.
Contrairement à "Portal", cependant, "Antichamber" n'est pas linéaire ni compartimenté, il est structuré comme un jeu de labyrinthe ouvert avec progression à la "Metroid" : on explore librement un vaste environnement interconnecté, on y trouve un outil, celui-ci permet d'explorer des zones jusque-là inaccessibles, on découvre alors dans ces zones un nouvel outil, etc. jusqu'à atteindre la fin du jeu. Ici, les outils sont le pistolet et ses améliorations (au nombre de trois) ; et la progression à la "Metroid" (identique à celle des jeux d'aventure, soit dit en passant) est sublimée par la non-linéarité et l'extrême bizarrerie du labyrinthe.
Au lieu de reposer d'abord sur son outil, "Antichamber" repose en effet d'abord sur l'architecture de son univers, qui semble conçu pour transgresser absolument tous les principes élémentaires auxquels on peut s'attendre. Ainsi, plusieurs couloirs peuvent aboutir au même endroit sans qu'il y ait là la moindre intersection, certains éléments n'existent que si on les regarde, faire demi-tour ne va pas forcément nous faire revenir sur nos pas, tourner en rond finit par nous mener quelque part, un contenu est parfois plus grand qu'un contenant, il arrive qu'une vision subjective devienne une réalité objective, on crée fréquemment de la masse à partir de rien, une même salle se trouvera dans plusieurs lieux différents, etc.
S'inspirant de vieux paradoxes vidéoludiques, de concepts de physique quantique et de géométrie non euclidienne, et sans doute d'œuvres populaires (l'épisode de "Chapeau Melon et Bottes de Cuir" titré en anglais "The House that Jack Built", les gravures de M.C. Escher représentant des structures impossibles, la chambre rouge de "Twin Peaks"), Alexander Bruce joue avec nos repères pour les remettre à zéro et construire des problèmes totalement inédits - un vrai bain de jouvence.
En fait, la transgression du labyrinthe est telle que le pistolet du jeu semble à comparer très terre à terre : je répugne à révéler quoi que ce soit de précis, je me contenterai donc de dire qu'il permet de manipuler la matière - il le fait là encore de façon inhabituelle, mais plus concrète et attendue que l'exploration de l'environnement. À la sortie de "Antichamber", cette relative banalité du pistolet avait d'ailleurs fait tiquer la presse, suscitant des critiques de la part des mêmes génies qui cinq ans plus tôt avaient déjà critiqué la banalité du cadre de "Portal", sans comprendre que dans les deux cas il s'agissait du même équilibre, mais à rebours.
On l'a dit : la structure classique de "Portal" (et de tous les jeux avant lui) n'était pas là par hasard, elle permettait de contrebalancer le gimmick du jeu pour le mettre en valeur, exploiter tout son potentiel, et aider le joueur à l'appréhender naturellement. Le principe est intuitif : plus un élément ludique est déroutant, plus ce qui l'entoure doit être simple et tangible, sinon l'action devient confuse, et alors le jeu doit baisser son niveau d'exigence (et donc sa profondeur) pour rester abordable (cf. "Prey").
Ici, à comparer de "Portal", "Antichamber" renverse la formule : au lieu de compenser un outil transgressif par un cadre familier, il compense un cadre transgressif par des outils familiers (le pistolet et le platforming en vue subjective), c'est très inhabituel mais ça fonctionne de la même manière.
Cependant, même pourvu d'outils plutôt rassurants, le risque demeure : comment ne pas se perdre dans un cadre transgressif qui s'amuse à improviser sans cesse ses propres règles, surtout lorsque ce cadre s'inscrit dans une structure de labyrinthe ouvert où l'idée est clairement de nous guider le moins possible, sans problèmes cloisonnés et sans GLaDOS ?
Face à ce souci potentiel, le jeu utilise deux atouts principaux. Tout d'abord, le level design, même s'il se garde de téléphoner ses solutions, nous habitue à la logique de son univers de façon très spontanée et naturelle, par l'expérience : les premiers obstacles rencontrés tiennent en effet plus du registre de l'exposition d'art moderne ou de l'attraction de maison hantée que du puzzle, nous invitant à jouer avec leurs paradoxes comme on s'amuse face à un miroir déformant. Puis, après avoir ouvert notre esprit et stimulé notre curiosité, le jeu nous encourage à expérimenter, avec toujours la possibilité de prendre des chemins alternatifs : c'est ainsi de notre propre initiative que l'on ira examiner de plus près un cul-de-sac trop évident pour être honnête, que l'on jaugera les réactions de certains éléments à notre regard ou à nos mouvements, que l'on inspectera soigneusement un objet sous tous ses angles... ou que l'on passera plutôt notre chemin pour s'intéresser à autre chose !
Au lieu de compliquer le défi, la non-linéarité du level design est en effet utilisée pour adoucir l'exigence ludique de "Antichamber" : alors que "Portal" nous contraignait à résoudre ses problèmes à la chaîne, avec un antagoniste nous menaçant ouvertement et un cadre hostile où le risque mortel était constant, le labyrinthe de "Antichamber" est l'inverse - un endroit où l'on flâne librement (!), à l'épure visuelle reposante et à l'ambiance amicale (les panneaux, qui mettent en scène de petits épisodes de vie quotidienne et qui énoncent de courts aphorismes liés au contexte, sont tous très sympathiques), avec une absence totale d'ennemis (ou de quoi que ce soit d'organique ou de robotique d'ailleurs), et où malgré quelques décors intimidants, on comprend vite que l'on ne risque rien physiquement parlant, les "pièges" rencontrés tenant plutôt de la farce espiègle.
Il est courant qu'un jeu de puzzles adopte une apparence rassurante pour sembler plus simple qu'il ne l'est et encourager le joueur, c'est d'ailleurs une technique employée au-delà du genre (jusqu'à la série des "Super Mario Bros." par exemple) ; et il y a en effet quelques passages vraiment difficiles dans "Antichamber" (en particulier des puzzles en 2D verrouillant certaines portes, au design plus traditionnel mais de qualité spectaculaire) qui profitent beaucoup de l'atmosphère relaxante du jeu ; mais ici cela va plus loin : "Antichamber" a quelque chose de sincèrement bienveillant, très rare dans un médium reposant par définition sur l'acte de vaincre une série d'obstacles. C'est prégnant dans la bande-son, qui nous environne d'une ambiance surprenante : clapotis de cours d'eau, chants d'oiseaux, va-et-vient tranquilles de la marée sur une plage - ces sons semblent paradoxalement toujours appropriés dans leur contexte, instaurant un climat apaisant et nous aidant à nous repérer dans le labyrinthe.
Enhardi par cette bienveillance et par nos premiers succès, on devient très attentif, avec une envie de "tester" pour comprendre qui s'avère diablement utile lorsqu'on met la main sur le pistolet puis sur ses améliorations, dont on ne mesure pas immédiatement tout le potentiel. Même si le jeu évite les clichés, il n'hésite pas à nous aider avec des procédés classiques : le texte des panneaux peut nous mettre gentiment sur la voie, les puzzles qui nous font manipuler de la matière avec le pistolet (ici, celle-ci prend la forme de cubes colorés) indiquent clairement par leur couleur si le pistolet peut les résoudre ou s'il nécessite une amélioration (ci-dessus, on devine instinctivement qu'il nous faudra attendre avant de pouvoir ouvrir cette porte), des flèches fantomatiques nous conduisent ici ou là, l'acquisition du pistolet ou d'une amélioration sera tout de suite suivie d'un puzzle nous amenant à l'utiliser pour comprendre l'essentiel de son fonctionnement ; mais tout reste très sibyllin et plus intrigant qu'explicite, rien ne donne jamais le sentiment qu'on nous mâche le travail, au point d'avoir même souvent l'impression de passer un obstacle de façon imprévue ! Les puzzles les plus retors peuvent d'ailleurs nous amener à découvrir certaines propriétés insoupçonnées...
Mais l'atout le plus spectaculaire pour garantir l'accessibilité du défi est la fameuse antichambre donnant son nom au jeu, et la carte associée : cette carte est en fait si astucieuse qu'on se demande comment elle n'est pas devenue une norme plus répandue. "Fez" ou "The Witness", en particulier, qui partagent bien des choses avec "Antichamber" (comme l'absence d'ennemis, une aire de jeu à explorer très vaste et déroutante, ou encore des puzzles brisant les conventions), auraient sans doute gagné à l'utiliser.
Le concept de l'antichambre est simple, c'est en quelque sorte notre base arrière : c'est là où l'on commence le jeu, et à n'importe quel moment, il suffit d'appuyer sur 'Esc' pour y retourner instantanément ; on a alors accès aux options du jeu, à la collection des panneaux croisés et lus (tous les dénicher est un de nos objectifs), et, donc, à la carte.
L'histoire de la place accordée dans le jeu vidéo au sens de l'orientation et aux cartes est intéressante : sur micro-ordinateurs 8-bit puis sur consoles 8-bit, il était considéré comme tout à fait acceptable de nous abandonner dans un labyrinthe ouvert de plus d'une centaine d'écrans, avec des passages secrets visuellement indétectables, des salles qui se ressemblent exactement, des endroits contournables qui ne servent à rien, et tout cela sans guide et sans carte automatique - "Jet Set Willy", "Knight Lore", "Sepulcri", "Metroid" ou "Return of Samus" pouvaient nous laisser errer durant de longs mois dans leur immense dédale jusqu'à ce que l'on finisse par en dessiner patiemment une carte par nos propres moyens, et tout le monde trouvait cela normal voire stimulant (en fait, revendiquer un labyrinthe gigantesque était même un argument de vente).
Lors de l'ère 16-bit et à l'arrivée de la 3D, la volonté d'impressionner le public avec une action soutenue et spectaculaire a quelque peu tempéré cette tendance, et des cartes plus ou moins complètes et automatiques ont peu à peu commencé à aider les joueurs dans les jeux eux-mêmes ("Super Metroid", "Alien Breed") ; mais de nombreux genres continuaient de proposer un level design complexe et non linéaire sans carte, même stylisée : le jeu d'action/aventure ("Tomb Raider"), les mascot platformers en 2D ou en 3D ("Banjo Tooie"), le jeu de rôle bien sûr ("Dungeon Master") ou les FPS ("Quake") - les quatre derniers exemples ont pourtant tous connu un énorme succès public et critique...
À l'arrivée de la génération de la PlayStation 2, de la GameCube et de la Xbox, un tournant survint, qui s'amplifia nettement à la génération suivante : les machines devenaient suffisamment puissantes pour émuler l'apparence et les sensations du cinéma, et imiter un film devint ainsi l'obsession de l'industrie vidéoludique, qui linéarisa beaucoup les jeux et en chassa les temps morts - le concept qu'un joueur puisse se perdre sans savoir où aller devint alors tabou, un "défaut objectif" selon la presse spécialisée.
Cette tendance alla jusqu'à réévaluer d'anciens jeux populaires reposant beaucoup sur le sens de l'orientation, les jugeant soudain "désuets" ou "archaïques" ("Metroid" ou "Return of Samus" par exemple), comme si les joueurs avaient eu tort de s'amuser avec ! Tout nouveau jeu s'obstinant à être labyrinthique devait au moins fournir une carte automatique très détaillée - un bon exemple de cela est la trilogie des "Metroid Prime", qui proposait des cartes si chargées que leur lecture était un mini-jeu à part entière !
Pris dans ce contexte (qui s'est adouci par la suite), "Antichamber" se trouvait face à un double défi : ne pas proposer de carte était une option suicidaire, mais comment afficher la carte d'un environnement non euclidien (!), et comment le faire sans démystifier la bizarrerie et l'effet de surprise du jeu ?
La solution trouvée par Alexander Bruce est élégante de simplicité, dépassant le confort des cartes traditionnelles mais conservant l'intérêt spécifique du gameplay sans carte : au lieu d'essayer de reproduire tout le labyrinthe du jeu, la carte de "Antichamber" est un organigramme stylisé ne représentant que ses salles les plus marquantes, avec des embranchements épurés bien nets et donc idéalement lisibles. L'organigramme se complète petit à petit au fil de notre progression - les gros carrés y représentent notamment les salles dont l'on n'a pas encore exploré tous les embranchements. Quand on pointe un carré avec le viseur, il se dilate et affiche le nom du lieu (par exemple "Déjà Vu" ci-dessus) ainsi qu'un aperçu graphique de la salle, il nous suffit alors de cliquer pour nous y rendre instantanément !
Cet équilibre entre une facilité de déplacement inédite (se téléporter où l'on veut en un clic) et une carte minimaliste préservant le mystère du labyrinthe est une réussite admirable, un bijou de conception qui cumule des avantages apparemment contradictoires sans aucun des inconvénients auxquels on aurait pu s'attendre. L'épure de l'organigramme masque des informations mais offre du même coup une vue générale claire facile à assimiler, où les progrès déjà réalisés et ceux à suivre sont bien mis en avant, et dans un esprit voisin, la téléportation jusqu'à l'antichambre et depuis celle-ci nous évite des allers-retours laborieux (qui seraient inutiles dans un contexte où les enjeux de survie sont inexistants) mais nous contraint à nous débrouiller seul une fois dans le labyrinthe.
En effet, en lisant ma description de l'antichambre, on aurait pu croire qu'il ne s'agissait là que d'un menu de pause plus ou moins fantaisiste, mais le fait qu'il s'agisse d'un lieu réel a un impact sur le plan immersif (en particulier, une des parois de la pièce est en verre et nous laisse apercevoir de l'autre côté un couloir avec une porte marquée "SORTIE", se retrouver plus tard dans ce couloir est un moment intense), et surtout, retourner dans l'antichambre implique que l'on quitte le labyrinthe où tout sera alors réinitialisé, avec une remise à zéro totale des interrupteurs activés, des portes ouvertes, de tous les éléments déplacés, etc. la seule trace de notre passage étant l'absence des améliorations du pistolet déjà acquises. Le seul moyen de consulter la carte en restant dans le labyrinthe est en traversant le fameux couloir jouxtant l'antichambre - dans tous les autres contextes, on devra se repérer en cours d'exploration grâce à son seul sens de l'orientation, à l'ancienne.
On a donc d'un côté une carte pratique comme aucune autre puisque la téléportation y est la règle générale, coupant absolument tous les temps morts et améliorant ainsi drastiquement le rythme et la fluidité de l'expérience, sans redite et sans frustration, mais d'un autre côté, beaucoup de salles sont absentes de la carte, et on se retrouve pendant notre exploration face à un gameplay très old school digne d'un jeu d'aventure sur micro-ordinateur 16-bit voire d'un jeu d'aventure textuel sur micro-ordinateur 8-bit ! Il faut noter que pour nous aider à nous représenter mentalement le labyrinthe, de retour dans l'antichambre après une excursion, la carte indique notre point de départ par une croix et notre destination par un cercle, avec tout le tracé du parcours effectué entre les deux.
Chaque aspect contrebalance parfaitement les autres : on ne se sent jamais bloqué ou perdu, avec une perpétuelle impression de liberté qui est très plaisante, mais le défi est pourtant riche et corsé - le confort permet ici la difficulté avec plaisir.
Parallèlement à l'exploration et à l'appréhension de l'environnement, un autre aspect important des jeux à la "Metroid" est savoir où l'on en est : disposer de repères de progression clairs permettant d'évaluer ce que l'on a accompli et ce qui reste à accomplir - là encore, c'est un domaine où "The Witness" aurait peut-être gagné à prendre exemple sur "Antichamber"...
Sur ce plan comme sur les autres, le jeu parvient à être exigeant tout en proposant une structure intuitive qui laisse au joueur une bonne marge d'initiative, de façon pour le coup assez proche de "Fez", avec quatre couches d'objectifs superposées plus ou moins indépendantes dont on peut jauger l'essentiel des progrès depuis l'antichambre :
- L'objectif principal, bien sûr, est acquérir le pistolet et ses trois améliorations pour atteindre la fin du jeu et assister à sa conclusion, mais comme dans "Fez", on peut le faire sans avoir vu la moitié de l'expérience (!), avec un large choix dans les puzzles à résoudre. De plus, comme déjà mentionné, les améliorations du pistolet sont liées à un code couleur très lisible qui nous guide naturellement.
- Au-delà de cet objectif principal, il y a la complétion de la carte automatique, qui comme dans "Fez" est une motivation très prenante et satisfaisante, ici rendue encore plus addictive grâce à la clarté de la carte, avec bien sûr le confort de la téléportation : d'un coup d'œil jeté sur le mur dédié de l'antichambre, on sait quelles zones du labyrinthe recèlent encore des secrets, et on peut alors s'y matérialiser en un clic.
- En plus du plaisir de compléter l'organigramme représentant le labyrinthe du jeu, il y a aussi un aspect "collectionnite" : dans "Fez" c'était les cubes et anti-cubes (et divers artefacts) à ramasser, dans "Antichamber" ce sont les panneaux. Compléter la carte de "Antichamber" exige de résoudre à peu près tous ses puzzles, mais trouver les panneaux exige parfois que l'on y échoue (!) et demande plus généralement un surcroît de curiosité.
Attention : il faudra bien penser à cliquer sur un panneau et afficher le texte associé pour que celui-ci apparaisse sur le mur dédié de l'antichambre, dans une grille bien organisée où chacun occupera une place précise. Grâce à cela et au caractère unique des panneaux, si l'on finit presque entièrement l'aventure alors qu'il nous en manque un ou deux, on pourra facilement trouver de l'aide en ligne pour les dénicher, au contraire des extensions de missiles de "Metroid" par exemple. Si on conclut le jeu avec tous les panneaux collectés, sa fin prendra une résonance particulière. - Enfin, il y a un but facultatif, secret et particulièrement retors : trouver les demi-cubes rouges dans "Fez", faire transiter des cubes violets hors de notre vue dans "Antichamber". Malheureusement, cet objectif des cubes violets est inachevé, c'est le seul aspect du jeu qui soit bancal, rien n'indique sa progression et il ne mène à rien, mais c'est une digression agréable qui récompense certaines prouesses.
Au-delà de toute son originalité, c'est d'ailleurs peut-être cela que l'on retient le plus de "Antichamber" après l'avoir complètement parcouru et retourné : le naturel et la fluidité de son expérience, ce qui est surprenant pour un jeu de puzzles - en effet, le genre se définit plutôt par de fortes contraintes et un caractère parfois punitif où une seule erreur peut entraîner des répétitions laborieuses. Ce n'est pas du tout le cas ici, mais ça ne vient pas de nulle part...
"Hazard : The Journey of Life"
Pour pleinement apprécier "Antichamber" et ce qu'il représente pour le genre, il faut s'intéresser à l'histoire de son développement. Au départ, en 2006, il s'agissait en effet d'un simple mod de "Unreal Tournament" où Alexander Bruce, alors étudiant, testait des concepts variés : un portage de "Snake" (!), une suite d'arènes mutijoueurs avec des pièges bizarres qui tuaient les joueurs (projet alors nommé "Hazard"), puis un jeu d'exploration solo qui exploitait les prototypes étranges que Bruce avait programmés sous le Unreal Engine - ce dernier brouillon resta très nébuleux jusqu'à ce que notre développeur trouve en tâtonnant son idée unificatrice, celle d'une expérience philosophique alors renommée "Hazard : The Journey of Life".
Ci-dessous, vous pouvez voir une capture d'écran d'une des "Developer Rooms" du jeu (généralement assez difficiles d'accès) qui exposent d'anciens concepts de "Antichamber" - celle-ci propose toute une galerie des diverses versions s'étant succédé de 2006 jusqu'à 2013 : il est amusant de constater qu'en 2006, "Hazard" comportait des armes militaires et des décors métalliques typiques des FPS de la fin des années 1990 et du début des années 2000, puis qu'à partir de la sortie de "Portal", les apparences changent soudain pour s'orienter vers celles d'un jeu d'aventure "rétro" avec un rendu 3D très old school, avec des lignes nettes, une palette des couleurs très limitée, des modèles 3D épurés et abstraits, et du crénelage apparent !
En fait, "Antichamber" sous sa forme finale semble presque tourner sous Freescape, le moteur 3D utilisé par Incentive Software vers la fin des années 1980 pour produire des jeux d'aventure jouables en temps réel sur micro-ordinateurs 8-bit et 16-bit ; c'était alors une révolution qui déboucha notamment sur "Driller" (1987), "Total Eclipse" (1988) et "Castle Master" (1990) - j'ai beaucoup joué à ce dernier jeu sur Amiga, et il m'était impossible de ne pas y penser en découvrant "Antichamber"...
Sans aller jusqu'à imaginer que ces similitudes avec la logique des ordinateurs familiaux des années 1980 et 1990 soient voulues, on peut y voir plus que des coïncidences : sur ces machines aussi, les développeurs étaient avant tout des programmeurs testant des concepts abstraits et des prouesses de coding sans forcément penser à un produit fini (et même pas à un pitch), se laissant guider par l'expérimentation pour déterminer en quoi leur propre jeu allait consister. Là-dessus, cette philosophie vidéoludique très occidentale se différenciait radicalement d'une vision japonaise plus pragmatique qui découlait de la logique ultra compétitive des salles d'arcade, où les genres étaient très balisés et prédéfinis et où les expériences ludiques devaient être simples et courtes : le développeur "micro" de l'époque, lui, se vivait plutôt comme un démiurge, le bâtisseur tout-puissant de mondes parfois surréalistes, labyrinthiques et/ou gigantesques, avec un gameplay souvent hybride, complexe ou bizarre - en plus des jeux Freescape, on peut citer comme jeux 3D ou simili 3D "Ant Attack", "Tau Ceti", "Spindizzy", "The Sentinel", "Sepulcri", "Interphase", "Quazatron", le déjà cité "Tower of Babel" ou "Starglider 2", tous des jeux dans lesquels on pouvait se perdre avec passion durant des mois, tant géographiquement que mentalement puisqu'il fallait bien prendre le temps d'appréhender leurs secrets.
Cette période expérimentale où le développeur était roi (jusqu'à tenir à peine compte du joueur) allait cependant prendre fin, d'une part à cause de la victoire par KO des consoles japonaises 16-bit sur les micro-ordinateurs concurrents, et d'autre part à cause du règne sans partage des grandes maisons d'édition, sans lesquelles il était devenu très difficile de publier seul un jeu vidéo dès les années 1990 (Jeff Minter peut en témoigner).
Même s'il ne garantissait pas l'originalité et encore moins la qualité (développeurs extrêmement jeunes et inexpérimentés, manque flagrant de recul et de repères vidéoludiques, absence d'Internet et d'avis extérieurs), l'écosystème du jeu vidéo indépendant sur micro-ordinateurs 8-bit et 16-bit avait ainsi beaucoup de caractéristiques que l'on retrouverait 25 ans plus tard dans le milieu du jeu vidéo indépendant de 2010 : ce que l'on a pris pour une disparition brutale et définitive n'était finalement qu'une parenthèse, et l'on vit ainsi renaître le même type de mentalité, de démarche et d'expériences ludiques, qui bénéficiaient cette fois-ci de bien meilleurs outils (machines plus puissantes, plateformes de développement permettant d'éviter la programmation brute, Internet).
En fait, ce retour pouvait être littéral, avec des développeurs ayant travaillé seuls ou en très petite équipe dans les années 1980 ou 1990 (ou qui étaient alors de jeunes joueurs avec ce type d'aspiration), puis qui ont dû se résoudre à devenir les employés d'une grosse structure jusqu'à la moitié des années 2000, et ont ensuite récupéré leur liberté en tant que développeur indépendant après l'essor de la vente de jeux par téléchargement (parfois après un licenciement, il faut le dire) - on peut par exemple citer Alex Neuse (série des "Bit. Trip"), Andrew Gilmour ("Slain : Back From Hell", "Valfaris") ou Sebastian Kostka ("Donut Dodo").
Si "Antichamber" rappelle des jeux de cette période en plus de rappeler certaines références culturelles déjà évoquées, c'est donc parce qu'il a été conçu empiriquement, mais aussi parce qu'il se joue empiriquement : c'est un jeu "à gameplay" où l'expérience de jeu précède le sens - on joue pour savoir à quoi on joue. C'est d'ailleurs pour cela que le jeu a changé de nom une dernière fois : certains amis de Bruce lui avaient fait remarquer que "Hazard : The Journey of Life" sonnait comme un "walking simulator", un jeu purement narratif et immersif où le gameplay est quasi inexistant (genre parfois considéré comme poseur voire prétentieux), alors que "Antichamber" est l'exact inverse de cela.
L'empirisme n'a d'ailleurs pas juste modelé les mécaniques ludiques de "Antichamber", il a aussi modelé ses sensations ludiques. Comme on l'a dit, en 2006, "Antichamber" en était encore au stade expérimental, mais en 2009, il s'approchait déjà de sa formule finale. Dès 2010, Alexander Bruce commença à passer beaucoup de temps dans divers salons pour faire connaître son jeu (PAX, IGF, E3, restant parfois sur place plusieurs semaines), accordant une grande attention aux tests des passants qui essayaient sa version de travail : quel pourcentage avait eu envie d'y jouer, le temps consacré, les actions qu'ils y réalisaient - il les interrogeait même pour savoir pourquoi ils avaient eu tel ou tel comportement ! Cela dura jusqu'en 2012, affinant le jeu petit à petit grâce à de multiples retours d'expérience, auxquels se sont ajoutés d'autres tests dans son entourage proche.
Cet intérêt pour l'attitude des joueurs est normal : dans les grosses structures, cela se fait par le playtesting d'employés dédiés, et dans le jeu indépendant, il deviendrait plus tard courant de le faire grâce à des périodes de sortie anticipée ou des patchs réalisés après la sortie du jeu pour le modifier en fonction du vécu des joueurs ("Dead Cells" par exemple), mais pour "Antichamber", cette démarche "en direct" a peut-être rempli un autre rôle...
Alexander Bruce est en effet atteint du syndrome d'Asperger, qui a sans doute empiré les périodes de dépression dont il a souffert durant la création du jeu - lui-même en parle ouvertement avec franchise, notamment sur les réseaux sociaux, détaillant en quoi ce syndrome affecte la perception et le comportement par rapport à la plupart des gens, causant des quiproquos. Cela lui a peut-être permis de proposer une expérience originale de façon plus spontanée, mais augmente aussi le risque de ne pas pouvoir anticiper correctement les réactions des joueurs, risque déjà très répandu dans le développement indépendant (Jeff Minter l'a très durement vécu avec "Space Giraffe") - la "tête dans le guidon" ne pardonne pas, et Bruce comptait bien s'en garder.
Quoi qu'il en soit, sur ce plan, le succès est total : dans tous les sens du terme, "Antichamber" se joue comme un rêve - parce que son expérience de jeu est formidablement fluide, mais surtout parce qu'elle est en elle-même onirique, ce qui contribue beaucoup à la fascination que l'on y ressent, et ce qui rend le jeu très addictif !
Déjà, on y est totalement désincarné : jamais un miroir, un élément narratif, un grognement ou une quelconque réaction après une chute vertigineuse ne viendra suggérer qu'il y a quoi que ce soit au bout du pistolet que l'on tient ; la vue a beau osciller lors de nos déplacements, on n'est pas sûr d'être doté de jambes, on a plutôt l'impression d'être un fantôme ou une abstraction.
Les décors, immaculés et paradoxaux, sont quant à eux comme des ébauches conceptuelles, des visions éthérées, qui dans leurs enchaînements suivent une logique vaporeuse proche de celle des rêves, voire des cauchemars.
Ce contexte fantasmagorique est accentué par le rôle de transition joué par l'antichambre : y revenir sans cesse pour se déplacer instantanément d'un endroit à un autre confère l'impression curieuse de ne jamais vraiment quitter la salle. On peut le voir au choix comme si l'antichambre permettait de voyager comme le TARDIS de "Doctor Who", par ubiquité, ou comme si on y était prisonnier et que l'on n'en sortait que par le biais de son imagination, à la façon d'un dormeur qui rêvasserait sans quitter son lit.
Le naturel avec lequel notre curiosité motive et guide notre cheminement participe à cette logique : on prend des embranchements au gré de son inspiration de la même façon qu'un rêve s'improvise constamment, et comme dans les rêves, on est confronté à des mises en boucle, des images obsessionnelles, des réminiscences, de fugitives prophéties...
On se perd dans "Antichamber" comme on se perd dans ses pensées, et l'ambiance sonore y contribue fortement : on l'a déjà dit, celle-ci comporte beaucoup de bruitages relaxants mais décalés qui réchauffent une atmosphère visuelle plutôt froide, mais on y entendra aussi des musiques signées Siddhartha Barnhoorn (également au générique de "The Stanley Parable") qui consistent au départ en des nappes de synthétiseur très discrètes, puis qui s'étoffent imperceptiblement au fil de nos progrès en intégrant divers instruments (guitares, shakuhachi, koto), gagnant toujours plus en puissance sans qu'on le perçoive consciemment, pour au final illustrer en apothéose un dernier acte digne de celui de "2001, l'Odyssée de l'espace" !
Il ressort de tout cela une intense sensation d'introspection : on a moins le sentiment de visiter le monde d'Alexander Bruce que le nôtre, comme si l'antichambre nous donnait accès à notre inconscient... Si cette intuitivité (voire cette intimité) spectaculaire résulte du travail effectué grâce aux passants des salons, c'est remarquable.
Cet ensemble de particularités, d'originalités, de bonnes idées et de défis ludiques finement ciselés, scellé par un plaisir de jeu qui reste constant, explique l'énorme succès public de "Antichamber". On l'a dit, l'accueil de la presse a été plus mitigé : beaucoup de publications lui ont donné de très bonnes notes, mais Edge et Eurogamer, considérés par certains comme des références, lui ont chacun donné la note de 6/10. Fort heureusement, ça n'a eu aucune incidence : Alexander Bruce a déclaré avoir récupéré sa mise "exponentiellement", rien que les premières semaines de vente lui auront fait gagner plus d'un million de dollars !
Bruce n'a cependant jamais résumé cette réussite au seul travail sur son jeu : il a admis en interview qu'il voyait sa création comme une compétition qu'il comptait bien gagner, et détailla plus tard lors de conférences devant de jeunes développeurs tous les efforts marketing qu'il avait dû fournir - étudier la concurrence (y compris celle qui avait échoué), postuler à divers concours et adapter sa version de travail à leurs critères pour remporter des prix, se remettre en question lorsqu'on n'est pas nominé, tisser des liens avec d'autres développeurs et avec les acteurs du marché (presse, éditeurs), distribuer sa carte professionnelle à tout-va, contacter les bons influenceurs pour qu'ils publient des vidéos du jeu, etc.
Il a aussi soigné son image durant cette période, adoptant le surnom "Demruth" (qui dans les faits a été bien moins relayé que ses nom et prénom) et revêtant toujours le même costume rose lors de ses apparitions publiques (qu'il avait teint lui-même) ! À titre de comparaison, pour évoquer de nouveau une célébrité du jeu indépendant : on imagine mal Jeff Minter se prêter à tout cela !
Au-delà de ces conseils, Alexander Bruce a aussi beaucoup insisté en conférence sur l'importance de rester en bonne santé, et se méfier d'une spirale infernale : travailler tard car le développement ne va pas assez vite, mais moins dormir puis tomber malade à cause de ça, et donc ralentir encore plus le développement - il est hélas passé par là...
Après sept ans de labeur acharné, notre développeur aura donc largement atteint son objectif, et faisait ainsi partie des plus belles success stories du jeu vidéo indépendant, ayant par ailleurs participé à l'évolution fulgurante du jeu de puzzles lors de ces années décisives, mais comme il l'avait déjà anticipé en interview, il n'est pas resté sur cette même voie, délaissant la création de jeu vidéo pendant près d'une décennie pour plutôt se concentrer sur sa santé et sur le sport (dont l'escalade, pour laquelle il a une passion). Alors que j'écris ces lignes, il habite toujours à Melbourne en Australie.
Mais depuis 2021, les choses ont évolué : "Demruth" a ouvert un compte sur les réseaux sociaux où il publie des images et vidéos de divers prototypes (cf. montage ci-dessus), au début de façon espacée et sans préciser qu'il s'agirait d'un jeu, puis en annonçant finalement qu'il comptait créer quelque chose de meilleur (et plus dur) que "Antichamber" ! Que ce projet se concrétise ou non, on peut déjà constater ici que le processus est identique à celui ayant donné naissance à ce qui est devenu une nouvelle référence : travailler en partant des mécaniques elles-mêmes et non en partant d'une vision d'ensemble - construire d'abord, pour comprendre ensuite ce que l'on est en train de construire.
Il ne reste plus qu'à espérer, pour Alexander Bruce comme pour nous, que sa promesse d'un jeu encore meilleur aboutisse !
Addendum
Une première version de cet article a été publiée en 2013, année de sortie du jeu, mais il a été entièrement réécrit en 2024. Cette republication a été annoncée sur les réseaux sociaux en prenant soin de référencer le compte d'Alexander Bruce, qui a lu l'article grâce à un traducteur automatique.
Il a alors publiquement relayé l'annonce avec ce commentaire :
Cela peut se traduire par :
Cet article comprend ce qu'est réellement Antichamber, les décisions prises, et pourquoi il existe, plus que quoi que ce soit que j'ai jamais vu écrit sur le jeu.Je n'ai aucun doute en ce qui concerne cette dernière phrase !
Cette personne va se régaler avec mon prochain jeu.
1 commentaire
Je viens d'atteindre la fin du jeu après quelques heures inoubliables de recherche, de réflexion et de tâtonnements, et je ne peux que souscrire, comme d'habitude, à ce que tu écris dans cet article.
Le parallèle que tu fais avec le rêve, dans le sens où tout semble fou et pourtant logique, me semble parfaitement pertinent. L'opposition de la plupart des énigmes n'est pas si forte, et lorsqu'on est confronté à quelque puzzle plus retors que les autres, il convient souvent de passer à autre chose puis d'y revenir plus tard, et la lumière se fait alors, assez naturellement. C'est un peu ce qui se passe dans certains rêves aussi, lorsque l'on vit une situation stressante qui se débloque aussitôt, ou lorsqu'on prend conscience qu'il ne s'agit pas de la réalité et qu'on en conçoit un délicieux soulagement.
Bref, une fois encore, je te remercie de m'avoir fait découvrir un jeu frappant et que j'ai beaucoup apprécié. Tu es mon guide d'achat n°1 ! :)
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