Quel était l'état d'esprit au début de cette génération, amorcée avec la Xbox 360 en 2005 ? Toute l'attention se portait alors sur le réalisme : enfin, pensait-on, on allait s'émanciper des contraintes techniques et jouer avec des jeux qui ressemblaient à des films ! Plus que jamais, la 2D, les gros pixels, le gameplay arcade, etc. semblaient être une chose du passé, toute juste bonne à offrir une petite distraction gratuite sur un smartphone ou un navigateur Internet. Les amateurs de jeu vidéo à l'ancienne étaient inquiets : "Symphony of the Night" sur PlayStation allait-il rester le pinnacle du jeu vidéo en 2D ? L'avenir vidéoludique allait-il se résumer à des FPS marron/gris narratifs et photoréalistes ?
Dans un étonnant coup du sort, c'est l'inverse qui s'est produit : autour de l'année 2010, une incroyable révolution survint, l'irruption de la vente de jeux par téléchargement a soudain offert un créneau commercial à des jeux très old school, et à des développeurs indépendants désireux de revenir aux sources du jeu vidéo afin d'explorer de nouvelles directions transgressives... la modernité, à savoir ici le format dématérialisé, accouchait donc finalement d'une redécouverte des fondamentaux !
On pourrait comparer le phénomène à la peinture : pendant longtemps, le réalisme a été un critère majeur dans l'appréciation d'un tableau, mais à partir de l'invention de la photographie, à quoi bon chercher à réaliser une peinture la plus proche possible de la réalité, alors que l'appareil photo fait instantanément la même chose ? Délivrée de la course au réalisme, la peinture a alors pu explorer d'autres voies ; et de la même manière, une fois assouvi leur vieux fantasme de jeu "mature" réaliste, les joueurs et les concepteurs ont eu envie d'autre chose, rompant d'avec la logique de "progrès" qui animait jusque-là le jeu vidéo.
D'où "Minecraft", "Super Meat Boy", le retour du jeu en 2D, la glorification des jeux indépendants, et cet E3 2010 que je considère comme historique où Nintendo, qui pourtant continuait de faire ce qu'ils ont toujours fait et qui auparavant les vouait aux gémonies, s'est soudain vu acclamé de toute part, remportant notamment le prix des meilleurs graphismes du salon (!) d'après GameTrailers (pourtant peu rebelle) pour "Kirby's Epic Yarn" (Wii), devant "Crysis 2", "Killzone 3" et "Gears of War 3" !
On aurait pourtant pu argumenter que "Kirby's Epic Yarn" s'était contenté de perpétuer les visuels créés par "Yoshi's Island" et "Yoshi's Story" plus de dix ans auparavant, mais la motivation de GameTrailers était limpide, expliquant clairement le retour de Nintendo dans les bonnes grâces : "quand on regarde les autres jeux", disaient-ils, "on a du mal à les différencier".
En l'espace d'une génération, ce qui avait toujours été un rêve inatteignable nous a lassé par son omniprésence, ce qui, conjugué avec l'opportunité de la vente dématérialisée, a laissé le champ libre à des expériences nostalgiques, épurées, novatrices, voire, comme la série précurseur des "Bit. Trip" de Gaijin Games (rebaptisé récemment "Choice Provisions"), tout cela à la fois.
Une hexalogie plus un spin-off
Dans le contexte décrit plus haut, la série des "Bit. Trip" a joué un rôle particulier puisqu'elle a fait partie du début de la vague rétro déclenchée par "Megaman 9" et anticipée par "Geometry Wars". Quand "Bit. Trip Beat", premier volet de la série, a été annoncé début 2009, ses visuels référençant directement l'ère Atari faisaient de lui un OVNI total ; mais quand le dernier épisode de la série, "Bit. Trip Flux", est sorti début 2011, ce n'était plus qu'un jeu rétro parmi tant d'autres.
La série a ainsi participé à la (re)naissance du rétro et à son acceptation par le grand public, son spin-off "Runner 2" étant comme on le verra l'incarnation de cette banalisation, le jeu gardant les mêmes bases ludiques mais cherchant à être plus commercial en "rentrant dans les clous".
La série, donc, comporte six jeux (plus "Runner 2") répartis en deux trilogies, l'hexalogie partageant un style graphique, une palette des couleurs et même un gameplay tout droit tirés de la ludothèque de l'Atari 2600 - mais il ne faut cependant pas en déduire que son expérience se limiterait à une pure expérience régressive : que ce soit dans ses contrôles, sa gestion du défi, ses mécaniques de scoring, sa conception de la narration, ou dans la synchronisation entre sa musique chiptune et ses objectifs et ses obstacles, la série des "Bit. Trip" est résolument moderne.
Ainsi, et même si cela peut ne pas paraître à priori évident, cette hexalogie dont les racines remontent aux expériences basiques des années 1970/1980 narre également une double odyssée : celle de l'histoire des jeux vidéo et celle de l'existence humaine.
En effet, sur le plan vidéoludique, la série retrace l'évolution du jeu vidéo et de ses contrôles :
- "Bit. Trip Beat" se contrôle par rotation d'un contrôleur, comme le pad de "Pong".
- "Bit. Trip Core" se contrôle avec quatre directions et un bouton.
- "Bit. Trip Void" se contrôle avec un joystick analogique et un bouton.
- "Bit. Trip Runner" est graphiquement moins abstrait et se contrôle comme un pad NES (croix + deux boutons).
- "Bit. Trip Fate" a un cadre "mature" et se contrôle avec une combinaison directions/pointeur et un bouton.
- "Bit. Trip Flux", quant à lui, revient brutalement aux bases du premier volet.
En parallèle, la série est parsemée de cinématiques, d'éléments de décors, de noms de sections, etc. retraçant un autre parcours, celui de l'être humain depuis la conception jusqu'à la mort :
- "Bit. Trip Beat" raconte la genèse du héros et sa croissance dans l'utérus.
- "Bit. Trip Core" raconte la petite enfance et l'interaction avec les parents.
- "Bit. Trip Void" raconte l'enfance et la construction psychique au contact des autres.
- "Bit. Trip Runner" raconte l'enthousiasme de l'adolescence et de la jeunesse.
- "Bit. Trip Fate" raconte l'âge adulte et l'âge mûr.
- "Bit. Trip Flux" raconte l'ultime cheminement jusqu'à la mort.
Bit. Trip Beat
L'épisode "pilote" de la série est resté le plus populaire jusqu'à la sortie de "Bit. Trip Runner" ; l'originalité de ses visuels et de son principe, sa pureté ludique, son accessibilité immédiate, son usage intelligent de la Wiimote et son évidente référence à un grand classique du jeu vidéo ont beaucoup joué en sa faveur.
"Bit. Trip Beat", donc, rappelle immédiatement "Pong", non seulement dans ses contrôles comme mentionné plus haut mais aussi graphiquement et dans son principe : on y dirige en effet une raquette rectangulaire sur la gauche, que l'on peut faire monter ou descendre, et on doit renvoyer de petites balles carrées venant de la droite, et c'est tout ; on ne fait ni ne voit jamais rien d'autre pendant tout le jeu, du moins dans sa partie ludique, c'est-à-dire hors cinématiques et arrière-plans.
La différence fondamentale avec "Pong", cependant, est que ces "beats" venant de la droite ne sont pas des balles renvoyées par une raquette concurrente ; ils arrivent par vagues pré-scriptées, identiques d'une partie à l'autre, exactement comme des vagues ennemies dans un shoot 'em up à l'ancienne façon "Gradius". Sans que la raquette ne puisse bouger horizontalement, le décor de fond défile dans la même direction globale que les beats, donnant ainsi l'illusion d'aller à l'assaut d'ennemis devant des planètes stylisées, au milieu d'un ciel étoilé, ou dans des grottes volcaniques, renforçant cette impression de jeu de tir galactique old school.
Les beats sont de plusieurs sortes : il y a les jaunes tous simples qui filent tout droit à différentes vitesses et selon différents angles, les violets qui ondulent sinusoïdalement, les bleus clairs qui marquent de soudaines pauses et changent parfois de direction avant de reprendre leur course, les oranges qui "rebondissent" plusieurs fois sur la raquette avant d'être renvoyés, les roses qui forment de petits essaims tournoyants, les blancs qui visent notre raquette (ou la position opposée) avec un temps de retard, d'autres roses qui "pulsent" en bougeant... ainsi que des beats qui se tiennent l'un à côté de l'autre pour dessiner des rectangles, des beats qui clignotent, etc.
Il faut ajouter à cela des "boss de fin", un pour chacun des trois niveaux, références explicites à des figures classiques du jeu vidéo (dont un mur de casse-brique et... une raquette de "Pong" adverse) ; ainsi que des beats lumineux servant de powerups minutés, parfois associés à des zones de "défi" quand ils représentent un handicap (par exemple, on devra renvoyer un certain pourcentage de beats d'une séquence donnée avec une raquette raccourcie pour du score supplémentaire). On le voit, pour un jeu au concept basique, il offre une grande richesse, aux sensations à mi-chemin entre "Arkanoid", "Galaxian" et "Gradius".
Mais "Bit. Trip Beat" est plus original qu'un croisement entre "Pong" et un shoot 'em up, il a aussi une dimension de jeu musical : à chaque renvoi d'un beat (et quand il sort de l'écran en écho), une note de musique chiptune est jouée, transcrivant les schémas d'attaque des beats en mélodie. La musique du jeu joue ainsi un rôle central dans son immersion mais aussi dans son gameplay, aidant beaucoup à la mémorisation mais aussi (voire surtout) à l'anticipation des vagues de beats : le rythme, les contrepoints, les motifs qui se répètent ou se répondent, la logique musicale concrétisent la logique ludique, et renforcent donc instinctivement notre réactivité et nos résultats.
Attention, on n'est pas ici dans l'optique d'un jeu comme "Guitar Hero" où des mécaniques plus ou moins artificielles sont plaquées "bêtement" sur une musique préexistante ; la musique est ici plus une conséquence du gameplay que l'inverse, même si tous deux ont sans doute été développés organiquement. Cette harmonie entre le fond et la forme se retrouve d'ailleurs dans le scoring, dans la sanction et la récompense : déjà, rater un beat produit un "ploc" disgracieux au lieu d'une note, et surtout, la qualité graphique et musicale changent en fonction du "niveau de puissance" atteint.
"Bit. Trip Beat" a en quelque sorte deux systèmes de combos : les chaînes de beats, qui au-dessus de 10 beats renvoyés d'affilée s'ajoutent au score de base d'un beat renvoyé (ce score est de 100, au vingtième beat renvoyé le score brut du beat est donc de 120), et les "niveaux de puissance", servant de multiplicateur. Ces niveaux sont surnommés NETHER, HYPER, MEGA et MULTI+ ; le premier représente un multiplicateur de score de zéro, les deux suivants de un, MULTI+ représente tout nombre supérieur. On commence au niveau HYPER, chaque beat renvoyé augmente la jauge supérieure de l'écran, chaque beat raté l'inférieure ; si la jauge supérieure est pleine, on progresse d'un niveau (et en MEGA ou MULTI+, le multiplicateur s'incrémente), si l'inférieure est pleine, on rétrograde (sachant que MULTI+ est considéré comme MEGA, on passe directement de MULTI+ à HYPER) ; et si on est au niveau NETHER quand la jauge inférieure se remplit, on perd la partie.
Ce double système conjugue une certaine dureté (il suffit de rater un seul beat pour ramener sa chaîne à zéro) et une souplesse relative (on ne rétrograde pas d'un niveau à la moindre erreur), la survie pure étant très accessible pour deux parcours sur trois. Et par ailleurs, comme dit plus haut, le système des niveaux de puissance conditionne l'habillage du jeu : en MEGA ou MULTI+, le jeu offre davantage d'effets visuels, une piste de percussions supplémentaire, et des échantillons sonores plus raffinés qu'en HYPER ; alors qu'en NETHER, le jeu ressemble à "Pong" (toute première image de cet article), n'a plus de musique, et a des effets sonores primitifs sortant du haut-parleur de la Wiimote (pour les versions Wii).
Ces éléments, ainsi que la beauté abstraite des décors défilant en arrière-plan façon "clip musical", rappellent irrésistiblement un autre jeu de style rétro : "Rez" ; on y retrouve la même pureté ludique à contre-courant de la concurrence, le scoring rigoureux, la symbiose entre gameplay et musique, les visuels et mécaniques à la fois rétro et avant-gardistes, et une ambiance "New Age" se voulant philosophique, avec des métaphores sur la vie, la mort, et le thème de la naissance.
Sur ce plan, la symbolique du jeu (la création du héros et la croissance dans l'utérus) est bien plus explicite que celle des deux jeux suivants : le premier niveau, "Transition", a lieu dans des limbes spectrales et spatiales, le suivant, "Descent", nous fait chuter au cœur d'une planète charriant de larges flots souterrains de liquide rougeâtre, et le dernier, "Growth", montre un système nerveux et cérébral en construction, ainsi que des flashs d'images de vie humaine.
En soi, ces thèmes n'apportent pas plus de réflexions profondes au joueur que le thème de l'évolution dans "Rez", mais leur forme est très joliment traitée, et ils apportent une identité forte à chacun des niveaux, renforcée par un style musical marqué bien distinct d'un niveau à l'autre. Avec la grande variété des comportements et des "schémas d'attaque" des beats permettant de nettement différencier chaque section d'un même niveau, le jeu a ainsi une notion de lieu surprenante : alors qu'il n'y a dans l'aire de jeu ni décor ni obstacle ni élément autre que des beats, il parvient à procurer au joueur des sensations de découverte voire d'aventure et d'exploration, ce qui constitue un tour de force.
Reste à parler des contrôles du jeu, de sa difficulté et de ses options. "Bit. Trip Beat" a été pensé pour être joué à la Wiimote tenue sur le côté et que l'on penche en avant et en arrière pour émuler la rotation du contrôleur de "Pong", et il se doit d'être joué ainsi : d'abord parce que la Wiimote vibre en rythme avec la musique comme dans "Rez" (ce qui n'est pas le cas avec une souris ou une console portable), ensuite parce que les contrôles par rotation s'inscrivent dans l'un des deux pans de la thématique globale de la série (l'histoire du jeu vidéo), et enfin parce que la Wiimote permet une instantanéité et un naturel du geste que l'on ne retrouve pas avec la souris, le stylet ou le stick analogique des versions Steam ou Nintendo 3DS.
C'est une affaire de mémoire musculaire : très vite, on sait instinctivement à quel angle de rotation correspond quelle position de la raquette, ce qui nous permet de la déplacer d'un endroit à l'autre en un clin d'œil sans la moindre hésitation ; ce procédé est bien plus plaisant, rapide, précis et efficient que traîner une souris (en particulier pour les petits déplacements se succédant rapidement) ou un stylet (qui s'en sort un peu mieux) ou, bien sûr, que maîtriser l'amplitude d'un stick analogique.
Il y a aussi le fait tout simple que la Wiimote est normée ; en jouant avec elle on sait donc que l'on jouera avec l'outil qui a servi aux développeurs à concevoir leur jeu, alors que différents modèles de souris ou de sticks (pour l'édition Steam) ont des performances variables - le jeu exigeant une précision et des réflexes poussés, il vaut donc mieux y jouer avec le contrôleur prévu pour.
À ce sujet, le jeu a une réputation de très grande difficulté qui n'est pas surfaite, mais à relativiser. "Bit. Trip Beat" est avant tout un jeu qui demande la complète implication du joueur et une parfaite concentration, on ne joue pas à ce jeu nonchalamment pour se détendre, il faut l'aborder avec une certaine ambition voire de l'agressivité : les beats peuvent arriver extrêmement vite, mitrailler le joueur, prendre en traître ou suivre des schémas déroutants... une partie peut s'avérer épuisante.
Mais le double système de combo, s'il est sévère sur le plan du scoring, permet malgré tout de laisser passer de nombreux beats sans perdre ; le jeu procure souvent des beats faciles à intercepter qui permettent de "se refaire" en remontant d'un niveau de puissance ; et surtout, la nature du jeu le rend addictif et permet de progresser régulièrement selon un principe connu et éprouvé...
J'ai déjà cité dans ce blog cet extrait d'une interview de l'illustre Shigeru Miyamoto par le président de Nintendo dans le cadre d'un "Iwata demande", car il explique parfaitement la réussite des jeux "rétro" très difficiles mais aux mécaniques ludiques simples :
Iwata : Vous vouliez comprendre ce qui poussait les joueurs à insérer une autre pièce dans la machine pour retenter leur chance une fois la partie terminée ?Que ce soit dans un jeu de puzzles comme "Pullblox" ou un hardcore platformer comme "Super Meat Boy" ou un jeu de la série des "bit Generations" sur GBA (qui a beaucoup inspiré les développeurs de Gaijin Games pour la série des "Bit. Trip"), l'idée est toujours la même : on persiste malgré la difficulté du jeu car à chaque échec, on a l'impression d'avoir perdu ou de rester bloqué bêtement, et que l'on fera forcément mieux la prochaine fois. C'est exactement le même processus dans "Bit. Trip Beat" : même lorsque le jeu nous assaille avec des torrents de beats, ses bases ludiques restent tellement dépouillées et évidentes que l'on se reproche son échec et que l'on recommence aussitôt ; et on le fait d'autant plus volontiers que l'expérience et la mémorisation nous aident énormément à progresser - une fois la logique d'une séquence assimilée, la passer honorablement est très accessible, la symbiose avec la musique rendant cet apprentissage encore plus facile et intuitif. Les niveaux sont aussi relativement courts, un quart d'heure chacun, le "par cœur" reste donc au pire largement à portée.
Miyamoto : Absolument. Et en fait, j'en ai conclu que tout cela venait du fait que les joueurs s'en voulaient. [...] Un jeu divertissant devrait toujours être simple à comprendre, vous devez comprendre ce qu'il faut faire directement au premier coup d'œil. [...] Ainsi, si vous n'y arrivez pas, vous vous en voulez à vous-même plutôt qu'au jeu. [...] Disons par exemple qu'une des actions du jeu est facile à faire pour le joueur. On y ajoute ensuite une autre action facile. Ces actions sont peut-être faciles en soi, mais lorsque le joueur doit effectuer les deux en même temps, ça devient bien plus compliqué.
La version WiiWare de "Bit. Trip Beat" est assez spartiate, avec des scores purement locaux et comme unique fantaisie un mode multijoueur jusqu'à quatre manettes, identique au jeu solo mais avec des raquettes évidemment plus petites pour compenser. On détaillera plus bas les différences entre les versions, mais la meilleure de chaque jeu de l'hexalogie est généralement celle de la compilation "Bit. Trip Complete" vendue "en boîte" sur Wii, qui ajoute aux versions WiiWare des niveaux de difficulté bienvenus, des bonus à débloquer, et des défis supplémentaires.
Bit. Trip Core
"Bit. Trip Beat" était inspiré par "Pong" ; "Bit. Trip Core", tout en restant proche du fondateur de la série dans ses grands principes (sur lesquels on ne reviendra donc pas), est quant à lui inspiré par "Cosmic Ark", jeu sorti en 1982 sur Atari 2600.
Après les contrôles par rotation du premier épisode, le second est littéralement centré sur les contrôles qui ont historiquement suivi, le joystick à quatre directions, ces directions étant représentées par une croix au milieu de l'aire de jeu. On doit toujours intercepter les beats qui apparaissent à l'écran, mais on le fait cette fois-ci à l'aide d'un laser : on en active la visée en pressant une des quatre directions, puis on confirme cette visée en appuyant sur un bouton.
Alors que dans "Bit. Trip Beat" les beats arrivaient toujours par le bord droit et rebondissaient sur les bords supérieurs et inférieurs pour toujours partir sur la gauche, ils peuvent ici venir de n'importe où et aller n'importe où. Ainsi, alors que les contrôles sont bien plus simples que ceux de "Bit. Trip Beat" (pas de maîtrise du geste, pas d'amplitude analogique), l'aire de jeu est bien plus dure à surveiller ; il faut avoir des yeux partout et une vision périphérique irréprochable.
Du fait de ces règles, le rapport ludique avec la musique est unique à comparer des autres volets de la série : c'est le seul où les notes interactives de la mélodie sont jouées simultanément avec la pression du bouton d'action, et c'est par conséquent celui qui correspond le mieux à l'appellation de rhythm game ; hocher la tête ou taper du pied aide fortement à obtenir un bon score, chaque cadran de l'aire de jeu étant en quelque sorte du "papier à musique" suivant le rythme de la bande originale de façon marquée - du papier à musique qui cherche certes à nous embrouiller en se compliquant à loisir, mais du papier à musique tout de même.
"Bit. Tip Core" offre ainsi des moments hypnotiques et grisants, typiques des rhythm games, où l'on s'immerge dans la beauté d'un clip vidéo abstrait tout en ayant l'illusion de participer à sa musique, et où l'on progresse grâce à ses oreilles, le style "pesant" des compositions collant parfaitement à l'action. Mais hélas, le jeu peut également faire subir au joueur des moments de souffrance, de frustration et de confusion...
Tout d'abord (et c'est un problème spécifique aux versions Wii), la petitesse de la croix, l'ergonomie de la Wiimote tenue sur le côté, le choix discutable de devoir simultanément prendre une direction et appuyer sur un bouton, et surtout l'extrême tension que le jeu peut générer avec une action parfois frénétique, peuvent rendre le jeu physiquement douloureux ; ce qui est d'autant plus agaçant que des ajustements ou une compatibilité avec le Contrôleur Classique auraient tout arrangé.
Comparé aux autres jeux de la série, "Bit. Tip Core" pâtit aussi de ses forces : en soumettant son gameplay à la musique mais en gardant une ligne old school dans sa difficulté et en complexifiant sa lisibilité pour compenser la simplicité de ses contrôles, il crée des situations qui cassent le principe d'accessibilité que "Bit. Trip Beat" (et le reste de la série) suit scrupuleusement.
Dans "Bit. Trip Beat", même quand on se fait submerger par des flots de beats suivant des schémas d'attaque compliqués sur une musique que l'on ne connaît pas ou mal, l'échec laisse avant tout un sentiment de vexation grâce à la simplicité de ses bases de gameplay : on doit certes maîtriser la Wiimote et l'amplitude analogique de son tilt, mais il n'y a aucun bouton à appuyer, un seul bord à surveiller, et on se sent donc toujours idiot quand un beat passe à côté de sa raquette, donnant des envies de revanche ; les contrôles sont moins simples que dans "Bit. Trip Core", mais l'action l'est davantage.
Alors que dans "Bit. Trip Core", les beats viennent parfois tellement nombreux et tellement vite de tellement de directions distinctes, chaque beat pouvant avoir certaines propriétés selon sa couleur (rebondissant, clignotant, etc.) et exigeant la pression simultanée d'une direction et d'un bouton, le tout dépendant fortement d'une musique difficile à retenir (et que l'on ne peut pas connaître avant d'avancer dans le jeu)... que l'on se sent vite découragé. On n'a plus ici l'impression d'échouer "bêtement" à un jeu simple, mais d'échouer parce que le jeu est trop dur, trop chargé, trop brutal, trop compliqué : je me suis souvent retrouvé face à un écran rempli de beats colorés allant dans tous les sens en me disant "par où commencer, je n'y comprends rien".
Cela est aggravé par deux phénomènes : le ratio de l'aire de jeu, et les règles de scoring. Le jeu est clairement conçu à partir d'une aire de jeu carrée, mais que l'on aurait étirée pour remplir les écrans 16/9 : suivant des schémas théoriquement symétriques, les beats sont dans les faits plus espacés horizontalement que verticalement, mais vont plus vite pour compenser. Ainsi, ils arrivent à l'écran, passent devant la visée du laser, et quittent l'aire de jeu de façon synchronisée, mais les distances horizontales étant plus grandes, le timing du joueur s'en retrouve faussé. C'est évident quand on règle sa TV pour afficher du 4/3, le jeu devient alors bien plus lisible et intuitif (d'autant que l'on a moins besoin de sa vision périphérique) malgré une interface, des beats et des décors de fond du coup aplatis horizontalement. Quel gâchis de ne pas avoir assumé un affichage carré et rempli les bords avec l'interface, à la façon des vieux jeux Amstrad CPC ou ZX Spectrum.
Le système de scoring et de survie, tout en reprenant les lignes générales de "Bit. Trip Beat", pose aussi problème. Si les chaînes de beats interceptés sont toujours là et fonctionnent de façon inchangée, les niveaux de puissance ont été un peu revus : MULTI+, qui n'était qu'une extension de MEGA, a été remplacé par un "vrai" niveau, SUPER, qui ici aussi améliore les échantillons musicaux et rajoute une piste sonore et des effets visuels (on s'y croirait en boîte de nuit) ; mais surtout, les niveaux ne sont plus directement liés au multiplicateur de score - ce dernier est toujours de zéro en NETHER et de un en HYPER, mais il s'incrémente tout seul au fil du temps passé en MEGA ou en SUPER ; et en SUPER, le score augmente également au fil du temps en plus du score accumulé grâce aux beats interceptés.
Le souci, c'est que la jauge d'échec n'est plus utilisée pour le plus haut niveau, SUPER : en SUPER, il suffit de rater un seul beat pour perdre à la fois sa chaîne et son multiplicateur, et pour rétrograder de SUPER à MEGA. On ne retrouve donc pas la souplesse relative du double système de combo de "Bit. Trip Beat", ce qui peut déjà décourager les amateurs de scoring les moins acharnés (dès la moindre erreur, on peut se dire "à quoi bon continuer" et tout recommencer), mais en plus de ça, un autre problème survient lorsqu'on compare les contrôles des deux jeux et leur rapport à la musique...
Dans "Bit. Trip Beat", on peut toujours "limiter la casse" grâce à sa seule adresse, même quand on est dépassé par la situation : après tout, notre raquette est quoi qu'il arrive présente du côté où sortent les beats, et en la positionnant au cœur d'un amas de beats, on en renverra donc forcément un certain pourcentage. Il est ainsi relativement facile de réduire ses pertes d'au moins 50% avec un minimum de réflexes, même face à une attaque inconnue et très rapide - et sans s'aider de la musique.
Alors que dans "Bit. Trip Core", il y a quatre côtés à surveiller et intercepter un beat demande une double action très précise ; si l'on perd le fil des enchaînements, ou que l'on décale son rythme, ou que l'on ne comprend pas un schéma d'attaque, ou que l'on ne se souvient pas de la mélodie qui "décode" le schéma (ou, au premier contact, que l'on ne devine pas la mélodie), on peut donc rater toute une séquence par effet domino et dégringoler de SUPER à HYPER (voire NETHER) en quelques secondes ; ce qui là encore rend le jeu décourageant (l'absence de musique en NETHER n'aide pas). Et ce n'est pas la "bombe" qui permet de nettoyer l'écran une unique fois par niveau qui y change grand-chose...
Je ne pense pas être un mauvais joueur : j'ai obtenu des notes A+ dans presque tous les parcours de "Super Meat Boy", dans ma jeunesse j'ai battu "Shadow of the Beast" sur Amiga sans tricher, j'ai des "parfaits" simples dans presque tout "Bit. Trip Runner"... mais quand je joue à "Bit. Trip Core" pour mon plaisir, je me contente d'essayer d'améliorer mon score au premier niveau : même avec le mode "facile" de "Bit. Trip Complete", j'ai beaucoup de mal à battre le second niveau, et sans jamais ressentir le plaisir ou l'envie de dépassement qui caractérisent pourtant les autres épisodes de la série (et je ne parle même pas du troisième niveau).
Pour le reste, le jeu conserve l'esthétique globale de "Bit. Trip Beat", avec des couleurs tranchées et le style Atari de l'interface. Le jeu fait toujours défiler des décors 3D "rétro" derrière l'action, mais ils sont ici nettement plus travaillés et plus beaux, représentant des machineries et des bâtiments abstraits rappelant beaucoup le film "Tron" (et donc le jeu "Rez").
La symbolique du jeu (la petite enfance et l'interaction avec les parents) n'est pas ici explicitée par les décors, mais plutôt par les noms des niveaux et les courtes cinématiques qui les précèdent. Je n'ai pas mentionné les cinématiques du premier jeu car elles étaient vraiment anecdotiques ; ici, celle de "Discovery" montre le héros, CommanderVideo, découvrant sa famille à la naissance (deuxième image de cet article), dans "Exploration", on le voit surmonter des moments difficiles grâce au soutien de ses parents, et dans "Control", il refuse leur aide et prouve aussitôt qu'il est capable de progresser sans eux.
Ici aussi, le jeu fait des références appuyées aux grands classiques par le biais de ses boss de fin de niveau : le premier évoque la silhouette de la soucoupe de "Cosmic Ark" ainsi que son gameplay à base de réflexes (cf. ci-dessus), le second est une référence explicite à "Missile Command", et le dernier reprend des éléments de graphisme de la version Atari 2600 de "Asteroids".
"Bit. Trip Core" a été plutôt bien reçu par les joueurs et par la presse, encore porté par la popularité de "Bit. Trip Beat" malgré son accessibilité moindre et sa difficulté - même s'il faut préciser à ce sujet qu'un certain nombre de joueurs, ayant probablement de bonnes affinités avec les rhythm games, le trouvent plus facile que le reste de la série.
Bit. Trip Void
"Bit. Trip Void" est un peu le vilain petit canard des "Bit. Trip", même si c'est probablement mon opus "abstrait" préféré. Il a eu la malchance de sortir au mauvais moment, après que les joueurs aient commencé à se lasser du minimalisme de la série (que le jeu renforce au lieu de corriger), et avant que "Bit. Trip Runner" ne bouleverse tout en nous laissant enfin jouer CommanderVideo en personne dans un univers concret, vivant et détaillé. "Bit. Trip Void" est ainsi souvent le jeu que les joueurs ont "zappé", passant directement de "Bit. Trip Core" à "Bit. Trip Runner".
Il manque aussi de trait distinctif, de pitch. Il n'a pas l'attrait de la nouveauté ou le bon usage de la Wiimote de "Bit. Trip Beat", ni l'aspect de rhythm game de "Bit. Trip Core", ni l'univers concret ou l'originalité de "Bit. Trip Runner" et "Bit. Trip Fate", ni la beauté solennelle et allégorique voire mélodramatique de "Bit. Trip Flux". Son principe de base est d'utiliser le stick analogique, mais à peu près tous les jeux vidéo de l'époque utilisaient le stick analogique.
Dans "Bit. Trip Core", on dirigeait une croix au centre de l'écran qui symbolisait les contrôles utilisés, dans "Bit. Trip Void", on dirige donc très logiquement un rond, que l'on peut cette fois déplacer librement où l'on veut sur l'écran. Le but est toujours d'intercepter des beats qui font de la musique, mais il y a désormais des beats qu'il ne faut pas toucher : il faut collecter les beats noirs, mais éviter les beats blancs. Chaque fois que l'on ramasse un beat noir, notre void (le rond) grossit à la manière de "Katamari Damacy", rendant la collecte plus aisée mais l'esquive plus dure ; on doit ainsi faire des choix selon une mécanique de risque/récompense, puisque l'on peut réduire notre void à sa taille d'origine par la simple pression d'un bouton : un petit void est plus rapide qu'un gros void (qui peut grossir jusqu'à remplir la hauteur de l'écran) mais rapporte moins de points ; heurter un beat blanc réduit également notre void, mais en nous faisant perdre toute la "mise" des beats qu'il contient.
On peut donc choisir de jouer différemment d'une partie à l'autre, selon sa connaissance du niveau, son évaluation des situations et des risques, et son ambition en matière de scoring : "Bit. Trip Void" est ainsi l'épisode de la série des "Bit. Trip" qui laisse de loin le plus de liberté au joueur, sur le plan spatial comme sur le plan stratégique.
Sur Wii, le stick analogique peut être celui du nunchuk ou du Contrôleur Classique ; son caractère analogique est utilisé pour la direction (on peut se déplacer à 360°) mais également pour l'amplitude (si on incline légèrement le stick, on va moins vite que si on l'incline carrément). Comme dans tous les autres jeux de la série, on ne commande pas le scrolling de l'écran - qui était de toute façon une illusion dans les deux jeux précédents, puisque l'impression de ne pas y faire du sur-place provenait exclusivement du mouvement du décor d'arrière-plan.
Comme le jeu repose sur une dualité blanc/noir et comme l'aire de jeu est ici plus complexe avec un déplacement libre sur toute la surface de l'écran et des beats qu'il faut parfois toucher et parfois éviter, l'esthétique du jeu tranche d'avec ses prédécesseurs : elle n'affiche plus de couleurs primaires contrastées ni d'interface typée Atari, et plus de décor tridimensionnel abstrait derrière l'action façon "vieilles images de synthèse", seulement des gradients de couleur et des motifs géométriques plats qui prolongent la logique binaire des beats blancs et des beats noirs grâce à des jeux dynamiques d'ombres et de lumière. Comme les comportements des beats ne peuvent plus être différenciés par leur couleur, ils sont si nécessaire entourés par de petits symboles ressemblant à des accents. Je trouve pour ma part cette ligne graphique superbement réussie ; en mouvement, elle évoque parfaitement la beauté du théâtre d'ombres, ce qui était très probablement l'effet recherché.
Certains ont déploré cette disparition du décor, sans réaliser qu'elle découle directement du concept de base de "Bit. Trip Void" : il n'y a plus de décor derrière l'aire de jeu tout simplement parce que le décor est dans l'aire de jeu - ce sont les beats blancs. C'est d'ailleurs en grande partie le caractère universel des mécaniques de "Bit. Trip Void" que j'admire chez lui ; on croirait presque que tout le jeu vidéo pourrait se résumer à ce concept d'objets à collecter ou à éviter : tantôt les beats blancs dessinent les parois d'un tunnel, tantôt ce sont des conteneurs protégeant les beats noirs, tantôt ils se comportent comme une pluie de météorites, tantôt ils évoquent de grandes formes organiques tentaculaires, tantôt ils balisent un réseau routier dans lequel il faut se faufiler, tantôt ils incarnent des ennemis nous chassant dans un labyrinthe, tantôt ce sont les projectiles d'un manic shooter... malgré sa sobriété, le jeu sait stimuler l'imagination à la manière de la série TV d'animation "La Linea", nous transportant de genre en genre : on s'y croit dans "Ikaruga", puis dans "R-Type", puis dans "Pac-Man", puis dans un jeu d'infiltration, puis dans un jeu de course...
Mais tout comme "Bit. Trip Void" joue de l'alternance entre ombre et lumière, on peut basculer ces qualités et les voir comme des défauts. Tout d'abord, la liberté du joueur implique que l'ordre et le rythme de collecte des beats noirs peuvent varier d'une partie à l'autre, la musique qui suit cette collecte ne peut donc pas se permettre d'avoir une mélodie ou un rythme trop précis, à l'inverse de l'action "papier à musique" des deux précédents volets (et, globalement, des suivants). Cumulé à un gameplay fatalement plus lent (et donc à une densité musicale plus lâche), cela produit in fine une bande-son qui tient plus de l'ambiance sonore vaguement interactive que des compositions à la personnalité marquée et essentielles au gameplay que sont la plupart des autres musiques des jeux "Bit. Trip". Cela a déçu beaucoup de joueurs.
À ce dépouillement sonore s'ajoute le dépouillement graphique : si l'absence de décor d'arrière-plan est cohérente et améliore la lisibilité du jeu, elle rend les atmosphères des niveaux très voisines ; on ne retrouve pas vraiment ici la "notion de lieu" ou l'identité marquée des différentes sections qu'il y avait dans "Bit. Trip Beat" en particulier. Cela peut paraître d'autant plus dommage que les jeux de lumière et l'incrustation de l'interface dans l'arrière-plan (score, multiplicateur, etc.) rendent parfois le repérage des beats noirs plutôt difficile, on peut donc avoir le sentiment que le sacrifice du fond 3D "chargé" a été vain.
Cette impression de monotonie peut s'étendre au gameplay : d'abord, on l'a dit, le jeu est lent par nécessité, puisqu'il doit laisser au joueur le temps de parcourir l'écran afin d'attraper un beat qui s'y trouverait à l'autre bout (chose qu'il ne fait d'ailleurs pas toujours, on peut ainsi rater des beats injustement) ; et ensuite, si on ne projette pas son imagination sur les motifs des beats et que l'on ne s'amuse pas à y débusquer les références de gameplay à tel ou tel genre, on risque de n'y voir, eh bien, que de gros pixels noirs et blancs, et le jeu peut paraître répétitif malgré la variété des configurations auxquelles on doit faire face. Au contraire des deux jeux précédents, "Bit. Trip Void" n'est globalement pas un jeu agressif (et donc excitant), il a des moments d'attente, il est contemplatif et méthodique, il explore le concept minimaliste de la série. Cela peut déplaire.
Pour ma part, cependant, je considère que ces soucis sont résolus par le scoring, qui est tout de même l'axe principal de la série. Les grandes lignes du scoring restent inchangées, les systèmes de chaînes et de niveaux de puissance reviennent, "Bit. Trip Void" empilant sur ces derniers un nouvel étage : il y a maintenant par ordre croissant NETHER, HYPER, MEGA, SUPER et ULTRA ; chaque niveau ajoute des effets sonores et visuels et permet de gagner plus de points que le précédent. Or, si l'habillage du jeu est très sobre en HYPER et MEGA, il prend bien plus d'ampleur en SUPER et ULTRA, la musique en particulier devenant franchement entraînante et acquérant une véritable personnalité. De même, les problèmes de lisibilité ou les passages "injustes" s'effacent au fil de l'apprentissage des vagues de beats ; et autant on peut trouver l'action peu palpitante si on se contente de survivre et d'arriver au boss, autant le défi prend tout son sel si on s'acharne à extraire le maximum de score des niveaux.
"Bit. Trip Void" est en effet un jeu plutôt facile sur le plan de la progression, même si comme dans "Bit. Trip Core" on est expulsé de ses plus hauts niveaux de scoring après très peu d'erreurs : si on joue de façon "défensive" en réduisant régulièrement la taille de son void et en évitant les risques, finir les deux premiers niveaux est une formalité, et le dernier n'est pas beaucoup plus exigeant. C'est voulu : les joueurs s'étaient plaints de la difficulté des précédents épisodes, et Gaijin Games est ici allé jusqu'à accorder des points de contrôle (utilisables au sacrifice du score) pour s'assurer que le jeu soit encore plus accessible... mais au risque de faire croire aux moins curieux que le jeu serait plus court ou moins riche, alors que si on cherche à optimiser son score, il offre en réalité une durée de vie bien plus importante grâce à sa liberté de stratégie et à son système de prise de risques.
Comme dans "Bit. Trip Core", la symbolique théorique du jeu (l'enfance et la construction psychique au contact des autres) n'est perceptible que dans le nom des niveaux ("Id", "Ego" et "Super-Ego", à savoir, "Ça", "Moi" et "Surmoi", les couches psychologiques de Freud) et dans les cinématiques : dans la première, CommanderVideo s'impose aux autres au mépris de leur sphère de confort, dans la seconde, on le voit se faire rejeter par le plus grand nombre, et dans la troisième, il finit par interagir avec ses semblables avec respect, et se fait accepter et aimer. Cette greffe de thèmes "profonds" opérée de façon fumeuse voire artificielle sur des jeux au gameplay n'ayant rien à voir ne sera qu'un souvenir dans la seconde trilogie, comme on le verra très bientôt...
Enfin, il faut noter qu'après avoir été logiquement absent de "Bit. Trip Core", le mode multijoueur en coopératif revient : on peut ici jouer chacun avec son void comme on jouait chacun avec sa raquette dans "Bit. Trip Beat", et ici aussi, il faut se coordonner pour éviter les drames.
Bit. Trip Runner
"Bit. Trip Beat", sorti en mai 2009, avait été un gros succès pour Gaijin Games. "Bit. Trip Runner", sorti en mai 2010 (les jeux de la série ont connu un développement très court), fut quant à lui un véritable triomphe, de très loin le volet le plus populaire de la série tant sur un plan public que critique ; en fait, il est sans doute celui qui m'aura motivé à écrire cet article.
Il faut savoir que le studio était alors constitué de vieux routiers du jeu vidéo, qui avaient auparavant collaboré à de multiples jeux à licence aux réceptions médiocres ; conjuguer leur nouvelle autonomie avec une large reconnaissance a donc été une expérience importante pour eux, sur le plan personnel comme professionnel : "Bit. Trip Beat" avait assuré l'avenir de la série, "Bit. Trip Runner" aura assuré l'avenir de la compagnie...
Aux sources de cette réussite, trois éléments : une incarnation parfaite en tout point des principes énoncés par Shigeru Miyamoto plus haut dans cet article, un univers figuratif et immersif "néo-rétro" très original et entièrement assumé dans sa logique comme dans son esthétique, et la reprise de l'harmonie spécifique que "Bit. Trip Beat" avait réussi à construire entre gameplay et musique (harmonie que ses deux successeurs n'ont pu réitérer pour différentes raisons).
Il faut ajouter à cela un thème (l'enthousiasme de l'adolescence et de la jeunesse) enfin exprimé par l'expérience de jeu elle-même, que ce soit par l'habillage (notamment la musique, très dynamique) ou le gameplay proprement dit ; ce thème jouant en faveur du jeu car attractif en soi : "Bit. Trip Fate" et "Bit. Trip Flux" exprimeront plus tard eux aussi leur sujet narratif de façon aboutie, mais ce sujet étant le désespoir, la frustration, la colère ou la transition jusqu'à la mort, la séduction du public y sera moindre...
Mais revenons au jeu. "Bit. Trip Runner" débute donc la seconde trilogie en cassant le moule de la première : le héros et l'univers abstraits, les mécaniques ludiques inhabituelles et l'importance du scoring ont ici été troqués contre un héros incarné à l'écran qui évolue dans un univers concret, des mécaniques immédiatement identifiables de jeu de plateformes d'apparence classique, et un défi axé sur la survie et la collecte de bonus plutôt que sur le score.
En pratique, on contrôle CommanderVideo situé à gauche, qui court automatiquement vers la droite à vitesse constante. Il y a trois objectifs principaux : atteindre l'arrivée du niveau (généralement assez court, les trois niveaux de 15 minutes ont ici été changés en trois "zones" segmentées en 11 niveaux plus un boss), collecter si possible tous les lingots d'or qui s'y trouvent (but facultatif, le nombre de lingots collectés par rapport au total est indiqué en haut à droite), et ne pas rater les quatre powerups qui augmentent notre niveau de puissance - comme d'habitude, le jeu ajoute un niveau de puissance au jeu précédent, il y a maintenant HYPER, MEGA, SUPER, ULTRA et EXTRA. NETHER n'existe plus, on va comprendre pourquoi.
Pour arriver à nos fins, on dispose de cinq actions différentes : sauter, se pencher (on peut glisser au sol indéfiniment en laissant "bas" appuyé), donner un coup de pied face à soi, brandir une raquette de "Pong" comme bouclier contre des beats venant à notre rencontre, et appuyer sur "haut" pour activer des tremplins qui nous projettent dans les airs.
Tout le gameplay consiste à lire le plus vite possible la configuration du niveau qui se dévoile inexorablement sous nos yeux afin d'enchaîner correctement la bonne suite d'actions : d'un côté, le jeu est parfaitement lisible, la vitesse de défilement de l'écran est modérée et les actions sont basiques et limitées ; de l'autre, la course sans fin de CommanderVideo nous empêche de souffler, le jeu s'amuse à nous inculquer des schémas qu'il rend intuitifs pour ensuite en violer les principes afin de nous induire en erreur (ce qui rappelle beaucoup "Punch-Out!!"), et surtout, la moindre erreur autre que manquer un lingot ou un powerup est fatale.
En effet, dès que l'on heurte un obstacle (objet, mur, ennemi) ou que l'on tombe dans un trou, on n'est plus sanctionné par le biais du score : ce dernier est ramené à zéro, le jeu se "rembobine" en un éclair jusqu'au début du niveau, et CommanderVideo reprend aussitôt sa course, sans rupture de rythme, sans message de "Game Over", et sans même stopper le fond musical.
Cette gestion de l'échec, entre dureté (une seule erreur et on recommence tout) et indulgence (il n'y a pas de pause dans l'action et on reprend au même niveau, qui est très court), anticipe celle d'un mouvement majeur des années 2010 : le hardcore platformer. Originellement né sur PC au cours des années 2000 avec des jeux gratuits et expérimentaux comme "Jumper" de Matt Thorson, le genre allait être popularisé par la sortie de "Super Meat Boy" sur XBLA six mois après celle de "Bit. Trip Runner" sur WiiWare, et devenir au bout du compte un genre reconnu qui allait influencer toute l'industrie.
La formule du hardcore platformer (présente aussi dans "Aban Hawkins & the 1000 SPIKES" ou "N+") est dans les grandes lignes la suivante : visuels dépouillés et "rétro", mort en un coup mais niveaux courts fonctionnant comme autant de points de contrôle, mécaniques et commandes très simples mais défi extrêmement difficile. Comme signalé en introduction de cet article, il s'agit ici de l'antithèse (on pourrait presque parler de réaction ou de Renaissance) des codes vidéoludiques qui s'étaient alors progressivement imposés, à savoir : visuels spectaculaires copiant le cinéma, héros endurant voire guérissant automatiquement qui évolue dans de longs niveaux remplis de points de contrôle, mécaniques et commandes sophistiquées mais défi accessible voire assisté (absence de sanction réelle, action balisée, etc.) ; le seul point commun entre le hardcore platformer et cette norme dominante étant une relativisation de la notion classique de compteur de vies, Nintendo semblant quelquefois l'un des tout derniers à perpétuer ce code, d'une manière d'ailleurs assez artificielle (série des "New Super Mario Bros." par exemple).
"Bit. Trip Runner", sans représenter typiquement le genre (du fait de ses graphismes en 3D, de son action "déroulée" par scrolling forcé, de l'importance de sa musique, entre autres), fait donc partie du même élan global qui a rétabli le jeu en 2D, l'art "rétro", la recherche de concepts déroutants, le minimalisme vidéoludique, la fièvre de la performance et la peur de l'échec ; il est à la fois connexe à "I Wanna Be The Guy", "Pac-Man CE DX" et le endless platformer "Canabalt", et a participé à l'irruption ultérieure de ces concepts dans des projets de grosses compagnies, comme par exemple "Donkey Kong Country Returns" ou, de façon plus littérale, "NES Remix". Gaijin Games peut dire fièrement de cette période à mon sens salvatrice : "j'y étais".
Pourquoi ces jeux fonctionnent-ils ? Avant tout parce qu'ils savent gérer la frustration du joueur malgré leur difficulté (pas de temps mort entre les tentatives, pas de gros investissement perdu au moment de l'échec) ; mais aussi parce qu'ils suivent les principes décrits plus haut par Shigeru Miyamoto - et "Bit. Trip Runner" est ici exemplaire car il suit quasiment ces principes à la lettre : il est ridiculement simple à comprendre, ses actions sont incroyablement basiques et faciles prises isolément, mais la conjonction ou la succession de ces actions peut s'avérer extrêmement compliquée. Et donc, toute erreur semble idiote au joueur malgré la difficulté du jeu, ce qui l'amène à s'en vouloir et à croire qu'il fera mieux la prochaine fois : il recommence donc aussitôt, d'autant plus que le jeu redémarre automatiquement sans rien nous demander.
En plus de ces mécaniques, "Bit. Trip Runner" parvient à être addictif à la limite de l'hypnotique grâce à deux autres éléments : la musique et la gourmandise. Les trente-six niveaux du jeu ont beau être globalement courts, ils deviennent vite très denses, et donc psychologiquement longs : mémoriser et réussir à effectuer correctement encore et encore les actions permettant de franchir des zones déjà apprivoisées avant d'attaquer les zones sur lesquelles on bloque pourrait donc s'avérer à la longue plutôt décourageant. Pour éviter cela, il y a bien sûr l'apprentissage, mais aussi la symbiose musicale à la "Bit. Trip Beat"...
La musique de "Bit. Trip Runner" joue en effet le même rôle que dans le premier "Bit. Trip" : elle suit le gameplay, elle ne le précède pas, on n'est pas ici dans un rhythm game comme par exemple "HarmoKnight", qui malgré les apparences n'a strictement rien à voir avec "Bit. Trip Runner". Ici, la musique "valide" les actions correctes, les notes ainsi jouées étant autant de récompenses ; tout comme les powerups augmentent chacun l'ampleur de la musique, la structurant en cinq mouvements (puisqu'il y a toujours quatre powerups) allant crescendo, nous encourageant et servant de repères de progression.
Mais au-delà de cette motivation et du gain d'immersion, la transcription de l'action en musique est avant tout une formidable aide mnémotechnique : "Bit. Trip Runner" a des niveaux construits très soigneusement, "faits main", avec une logique interne qui nous permet de bien les distinguer les uns des autres ; des sections se répètent, varient ou se répondent, composant une mélodie claire et facile à retenir (d'autant qu'il y a ici bien moins de notes que dans "Bit. Trip Beat", tant du fait du débit que de la longueur des niveaux), facilitant radicalement notre assimilation du level design...
La gourmandise, autre facteur d'addiction du jeu, est elle aussi reliée à la musique. Les nombreux lingots d'or sont souvent placés dans des endroits dangereux : si l'on cherche avant tout à finir le niveau plutôt qu'accomplir une performance "parfaite", on devrait donc s'abstenir de les collecter, mais on répugne instinctivement à l'idée de rater une note et ainsi casser la logique de la mélodie. Il est réellement difficile de s'empêcher de prendre des risques, et quand l'audace mène à l'échec, on s'en veut naturellement plus qu'on en veut au jeu ; le niveau 1-11, "Odyssey", devenu mythique, est un bon exemple de ça : le niveau est inhabituellement long (trois minutes) mais extrêmement facile si on ignore l'or, avec des obstacles espacés et des schémas simples... sauf que l'on arrive rarement à se discipliner et à ignorer les lingots périlleux parmi les 93 du niveau.
Visuellement, "Bit. Trip Runner" reste fidèle aux racines de la série : inspiré avant tout par "Pitfall!" (Atari 2600), il rend hommage à une période graphique spécifique du jeu vidéo du début des années 1980, où l'on n'était plus vraiment dans la symbolique abstraite pure mais pas encore dans la représentation crédible d'un monde cohérent. Il a résulté de ce contexte des univers bizarres, où un cuistot était pourchassé sur des échafaudages par des saucisses et des œufs au plat ; où un châtelain devait zigzaguer entre des lames de rasoir, des couteaux suisses, des haltères et des cuvettes de toilette pendant une session de ménage après une fête ; où un héros aux allures de fourmi vêtue d'un T-shirt rayé pouvait creuser des galeries sans être soumis à la gravité (ni ses ennemis d'apparence psychédélique) alors que des rochers et des pierres précieuses y chutaient avec fracas au risque de l'écraser - et tout cela avec un sens des proportions très particulier...
Aujourd'hui, les univers de "BurgerTime", "Jet Set Willy", "Boulder Dash" et bien d'autres ne sont plus questionnés, ce sont des références "rétro" acceptées en soi - mais pas à l'époque.
À l'époque, ces jeux aux univers décalés n'existaient pas en parallèle de jeux au contexte plus réaliste, ils étaient ce que l'on avait de mieux comme jeux représentant une action incarnée. Et donc, surtout si on était enfant, on projetait notre imaginaire sur eux, on tentait de se représenter leur monde vu par les yeux du héros, de rationaliser leur contexte ; et on était d'ailleurs considérablement encouragé en cela par les jaquettes desdits jeux.
Ce n'est pas un hasard si après avoir obtenu l'ultime powerup d'un niveau, CommanderVideo laisse une traînée arc-en-ciel derrière lui comme le fait Pitfall Harry sur la jaquette de "Pitfall!" alors que l'effet est absent du jeu : "Bit. Trip Runner" ne retranscrit pas les graphismes de l'époque, mais ce que l'on imaginait en jouant aux jeux de l'époque, et il le fait parfaitement. Les trois "mondes" du jeu sont ainsi représentés en 3D, avec de nombreux éléments qui s'agitent derrière l'action et des obstacles variés d'un monde à l'autre, mais en adoptant une palette des couleurs, une "difformité" façon "gros pixels tridimensionnels", une stylisation naïve et un surréalisme qui rappellent tout de suite les machines Atari, et plus généralement les ordinateurs 8-bit et les premiers jeux d'arcade ; bien distincts du style plus propre, sage et "cartoon" des jeux NES par exemple. On peut rapprocher ce procédé d'immersion dans un monde numérique "rétro" de "Tron", ou de ce que "Pac-Mania" a créé à partir de "Pac-Man" - c'est très nostalgique.
Ces trois mondes illustrent également une histoire à mon sens indissociable du thème du jeu, qui est je le rappelle l'enthousiasme de l'adolescence et de la jeunesse : j'ai tendance à voir dans le premier, très fantasmagorique (avec dans le décor des crânes, des cristaux et des vers surdimensionnés, des ennemis étranges comme par exemple des OVNI, un contexte global de science-fiction), l'imaginaire d'un adolescent, puis dans le second, plus figuratif façon "jeu de plateformes NES" et représentant une campagne minière, l'environnement provincial du héros (vie familiale, études, premiers boulots), et dans le troisième, la grande ville, la montée en métropole pour chercher du travail et s'installer.
Cette évolution chronologique dans la vie de CommanderVideo peut aussi, comme il est typique de la série, se lire en parallèle de l'évolution du jeu vidéo : le premier monde représenterait ainsi l'ère Atari et les débuts de l'arcade (dépouillement, univers décalé, environnement de science-fiction), le second monde, l'ère des consoles japonaises 8-bit et 16-bit (atmosphère enjouée, ciel bleu, couleurs vives, paires d'yeux ou visages souriants partout), et le dernier, avec sa sobriété et ses teintes plus ternes tirant sur le gris et le marron, l'ère moderne et son "réalisme".
Quoi qu'il en soit, si le jeu exprime quelque chose, c'est bien l'enthousiasme, ce n'est pas un hasard si ses trois mondes s'appellent "Impetus", "Tenacity" et "Triumph", il s'en dégage un sentiment d'optimisme vite contagieux. Ça tient au charme du style graphique, qui fait spontanément sourire, et à la musique, rythmée et très entraînante, mais surtout au gameplay.
Dans "Bit. Trip Runner", on va toujours de l'avant : quelles que soient les difficultés, on ne s'arrête jamais et on ne ralentit jamais ; heurter un obstacle ou commettre une erreur n'est pas un échec, seulement un contretemps, puisque l'on repart immédiatement à l'assaut avec la même détermination.
Jamais CommanderVideo n'a l'air blessé (tout au plus surpris quand le jeu se "rembobine"), il court toujours, levant son poing d'un air conquérant sur la ligne de départ, et dessinant un arc-en-ciel sur son sillage quand il approche de la ligne d'arrivée, qu'il franchit en triomphe sous les confettis et une musique au sommet de son emphase...
Un mot résume l'impression qu'il donne dans cet épisode : inébranlable, manifestement sûr de sa victoire, celle-ci étant au pire légèrement différée. Le contraste avec d'autres hardcore platformers est saisissant, ces derniers jouant au contraire souvent sur le gore ou un thème masochiste : Meat Boy, par exemple, saigne littéralement sur tout ce qu'il touche, explosant dans une gerbe de sang lorsqu'il heurte un obstacle ; même après avoir battu un niveau en arrivant auprès de Bandage Girl, l'antagoniste du jeu surgit aussitôt et l'enlève de nouveau sous nos yeux, puis le jeu nous remémore tous nos anciens échecs en nous faisant visualiser le parcours des héros que l'on a menés à la mort, comme pour essayer de gâcher notre sentiment de victoire...
"Super Meat Boy" nous nargue, "Bit. Trip Runner" nous encourage ; "Super Meat Boy" insiste sur notre fragilité, "Bit. Trip Runner" nous fait sentir invulnérable. Ces choix de présentation expriment quelque chose de très fort par le biais même du jeu, évoquant ici l'appétit et la confiance dans l'avenir typiques de la jeunesse. Cumulé avec les divers symboles des niveaux, cela rend le thème du jeu concret, évident, palpable, au lieu de n'être qu'un à-côté plus ou moins fumeux comme lors des précédents épisodes.
Que dire d'autre ? Que le jeu a beau être difficile, il est cependant assez modulable selon l'ambition avec laquelle on aborde ses niveaux... par objectif d'importance croissante, on a :
- Passer la ligne d'arrivée, si nécessaire en ignorant l'or.
- Collecter tous les lingots dans le niveau. Le jeu indique la réussite de cet objectif avec un point d'exclamation affiché sur la liste des niveaux dans le menu principal.
- Collecter tous les lingots dans le niveau et dans son "défi rétro", le premier objectif débloquant le second. Ce défi prend place dans un décor 2D dépouillé ressemblant à "Pitfall!", et présente un level design particulièrement vicieux. En cas de réussite, le niveau est marqué d'un double point d'exclamation sur la liste du menu.
- Obtenir un score "parfait" : ne rater aucun lingot ni aucune opportunité de score (bloquer un beat et non glisser en dessous, par exemple).
Enfin, on peut ajouter que même si les contrôles du jeu sont très simples, ils comportent des subtilités qui deviennent décisives lors de la seconde moitié de l'aventure. Par exemple, laisser le bouton de saut appuyé maintient CommanderVideo plus longtemps en l'air, et le moment exact où l'on utilise un tremplin peut avoir son importance.
Bit. Trip Fate
Après le succès artistique, commercial, ludique et critique de "Bit. Trip Runner", tout le monde (moi y compris) s'attendait à ce que Gaijin Games renoue avec la recette de ce qui était devenu non seulement un incontournable de la série, mais aussi du paysage vidéoludique de l'époque. Or, au lieu de cela, le studio est resté fidèle au projet initialement prévu pour son hexalogie, et a élaboré une véritable antithèse de "Bit. Trip Runner" : en dehors de la présence physique de CommanderVideo et de graphismes figuratifs et immersifs, "Bit. Trip Fate" semble en effet adopter délibérément l'exact contrepoint des caractéristiques de son prédécesseur.
Ainsi, les contrôles "rétro", le gameplay épuré, le jeu difficile mais au rythme rapide, l'importance centrale de la musique interactive, les boss complètement anecdotiques (dont je n'ai pas parlé plus haut pour cette raison), la non-violence, l'atmosphère légère et optimiste et le thème de la jeunesse ont ici laissé la place à des contrôles modernes, un gameplay relativement complexe, un jeu facile mais lent et méticuleux, une musique au rôle purement cosmétique, des boss qui sont autant de moments paroxystiques, une action guerrière, et une ambiance oppressante voire crépusculaire qui illustre le thème de la maturité et de la marche vers la mort.
Concrètement, "Bit. Trip Fate" se joue un peu comme "Forgotten Worlds" : on y dirige CommanderVideo qui semble flotter dans l'espace alors que l'écran suit un scrolling forcé, et on peut tirer dans toutes les directions sur des ennemis qui eux-mêmes nous tirent dessus avec des beats. Sur Wii, les déplacements s'effectuent avec le nunchuk, et la visée avec le pointeur de la Wiimote (alternativement, on peut choisir de jouer avec les deux sticks du Contrôleur Classique).
Pour la première et la dernière fois dans la série, les niveaux de puissance ont un impact concret sur le gameplay lui-même et pas seulement sur le scoring : NETHER, HYPER, MEGA, SUPER, ULTRA, EXTRA et le petit dernier, GIGA, sont en effet proportionnés avec notre puissance de feu qui augmente avec le multiplicateur. En plus de ce gain progressif de puissance, le jeu comporte aussi des powerups à ramasser qui ne correspondent plus à des transformations, des défis spéciaux, ou un accroissement du niveau de puissance, mais à plusieurs configurations de tir temporaires (triple tir, tir devant et derrière soi, laser, etc.) attribuées chacune à un "ami" que CommanderVideo a pu croiser dans "Bit. Trip Runner" (dans mon expérience, CommandgirlVideo est la meilleure).
Ces powerups, avant qu'on les collecte, "cyclent" entre les différents amis (dans "Bit. Trip Runner", ceux-ci se contentaient de faire de petites apparitions en arrière-plan et jouaient un rôle à la fin du jeu), puis l'ami sélectionné tourne autour du héros pendant la période d'activation du powerup en neutralisant les beats qu'il touche. En plus de cela, on peut aussi ramasser des bonus laissés par les ennemis abattus pour augmenter notre score et escalader les niveaux de puissance.
On le voit, ces éléments sont ceux d'un shoot 'em up classique : le gameplay repose sur la mémorisation des vagues ennemies, l'esquive des beats, savoir éliminer en priorité les bons ennemis selon leurs caractéristiques (différents schémas de déplacement et d'attaque, et trois types de beats tirés : les jaunes indifférents à notre position, les oranges qui nous ciblent au moment du tir, et les roses qui infléchissent leur trajectoire dans notre direction) ; les boss reposant quant à eux sur de l'apprentissage de patterns et du bullet hell très ordinaires...
L'originalité du gameplay de "Bit. Trip Fate" réside en fait dans sa lenteur et la concrétisation de son thème : CommanderVideo ne flotte en réalité pas dans l'espace, il suit une espèce de rail auquel il est attaché par son point de vulnérabilité, le core, seule zone prenant des dégâts, indiquée par la croix rouge de "Bit. Trip Core". Cette ligne dont il ne peut s'écarter, la "fate line", représente de façon tangible le destin de CommanderVideo, et transforme complètement le gameplay et les sensations ludiques par rapport à "Forgotten Worlds" et ses héritiers.
En effet, des actions fondamentales du jeu, à savoir éviter les différents types de tir et récolter les bonus laissés par les ennemis derrière eux après leur mort, sont radicalement compliquées par l'existence de cette "fate line" au tracé prenant parfois des formes très particulières. Cumulé avec la grande endurance des ennemis et à la lenteur du scrolling et des balles qui produisent souvent des écrans chargés, cela génère des situations complexes qui peuvent parfois tenir du casse-tête.
Les contrôles et le level design de "Bit. Trip Fate" tiennent heureusement parfaitement compte de ces mécaniques ; on se déplace très rapidement lorsqu'on ne tire pas et très lentement (et donc avec beaucoup de précision) lorsqu'on tire, et les sept minutes que prennent en gros chacun des six niveaux sont très soigneusement conçues. Les trois conditions d'un parcours "parfait" - ne laisser échapper aucun ennemi, ne rater aucun bonus, ne prendre aucun dégât - ont des modalités variant agréablement en cours de jeu, et exigent simultanément de connaître la topographie des niveaux, de composer correctement avec la "ligne de destin", de choisir stratégiquement ses cibles en planifiant le moment et l'endroit de leur chute, et d'être assez rapide et précis pour savoir collecter un bonus sur le point de disparaître tout en réussissant à se faufiler entre les tirs.
Ce gameplay est passionnant et original pour la série... mais si on ne passe pas à côté.
Il faut le dire : "Bit. Trip Fate" n'est pas très attractif au premier abord, et j'imagine que ce doit être encore pire pour un joueur qui ne connaîtrait pas la série des "Bit. Trip". Cela vient de la position paradoxale de cet opus dans l'hexalogie : cette dernière a comme pitch principal le retour à des expériences rétro, épurées et musicales, et "Bit. Trip Fate" en fait clairement partie, mais il est aussi censé prolonger le thème du dernier monde de "Bit. Trip Runner" et symboliser les jeux vidéo modernes... cela fait de ce volet une espèce d'oxymore qui peut donner le sentiment d'avoir une identité bancale, mal définie.
Visuellement, déjà, "Bit. Trip Fate" reprend techniquement la ligne graphique de son prédécesseur, mais sans sa signification : on retrouve la même géométrie stylisée façon "gros pixels en 3D" mais les couleurs utilisées, l'atmosphère, le bestiaire et l'univers n'évoquent plus l'ère 8-bit ; plutôt le rendu "mature" qui a pris son essor lors de la seconde moitié des années 1990, avec un cadre sobre et sombre, un ton hostile dégageant une certaine violence sous-jacente, etc. Cela fonctionne, mais au lieu de prolonger un univers 8-bit au-delà de ses limites et de nous y immerger, le jeu reprend un style connu puisque répandu à l'époque de sa sortie et le fait régresser dans un style polygonal primitif... ce qui donne l'impression bizarre d'une vision bridée, comparable à un jeu de lancement de la première console PlayStation.
Pris dans la série, ces choix ont un sens, mais pour quelqu'un qui achèterait le jeu tout seul, mettons sur Steam, il y aurait de quoi être dérouté : ses contrôles avec deux sticks analogiques et son côté "rétro" peuvent faire croire à un jeu coloré, rapide, nerveux et stimulant à la "Geometry Wars" ; alors qu'il est sombre, lent, méthodique et oppressant. Et même après avoir appris à connaître le jeu, cet acheteur pourrait se demander pourquoi celui-ci n'a pas adopté un style plus moderne ou élaboré qui aurait mieux collé à son sujet, avant de soupçonner de la paresse chez ses auteurs...
En réalité, "Bit. Trip Fate" repose beaucoup sur son propos : après une jeunesse optimiste et enthousiaste, CommanderVideo se retrouve avec un avenir tout tracé qui n'autorise que peu de marge de manœuvre. Il suit ainsi son destin alors que le temps paraît s'écouler au ralenti, mais doit endurer une opposition croissante qui jonche son parcours d'embûches, qu'il lui faut "désamorcer" patiemment et laborieusement... malgré le soutien occasionnel de ses amis, sa bonne volonté finit par s'effriter, et le désespoir, la frustration et la colère finissent par le conduire à la chute, tout au bout de la route...
Ce résumé peut paraître exagérément narratif et mélodramatique pour un jeu minimaliste, mais il est en fait quasiment littéral ; tout cela apparaît en effet très clairement en jouant, à commencer par le nom des niveaux : "Determination", "Patience", "Desperation", "Frustration", "Anger" et "Fall" (en français : "Détermination", "Patience", "Désespoir", "Frustration", "Colère" et "Chute").
On l'a dit plus haut, les graphismes du jeu (ou en tout cas leurs intentions esthétiques) appuient ce récit, avec des ambiances très froides et un peu tristes ou sombres et anxiogènes, accompagnées à la perfection par une musique plus synthétique que chiptune, qui tient davantage de la bande-son que de la musique rétro interactive. Une note est toujours jouée lorsqu'on réussit une action (détruire un ennemi, ici), mais comme le jeu ne peut pas prévoir quand et à quelle fréquence cela a lieu, ladite note ponctue l'action à la façon d'un simple effet sonore plutôt qu'elle ne bâtit véritablement une mélodie.
Avant certains combats de boss, de petites vignettes illustrent l'état d'esprit de CommanderVideo, mais le propos du jeu est avant tous servi par le gameplay : "Bit. Trip Fate", au-delà des péripéties un peu abstraites du héros, me paraît en effet être une parfaite métaphore de l'âge adulte. Après l'esprit de conquête de "Bit. Trip Runner", où l'on recevait pourtant des coups sans vraiment en donner, "Bit. Trip Fate" dégage un fort esprit de compromis bien que l'on y détruise des ennemis : l'impression de devoir toujours encaisser et composer avec des situations compliquées hors de notre contrôle alors que l'on reste enchaîné à sa "ligne de destin", coup de génie ludique et symbolique qui matérialise un sentiment bien vite éprouvé lorsque vient la maturité...
Il faut d'ailleurs insister à quel point "Bit. Trip Runner", dans les faits plus contraint et linéaire que "Bit. Trip Fate", confère pourtant une plus forte sensation de liberté grâce à l'extravagance de son cadre, son rythme, et la légèreté de son ton. Cette contradiction entre le vécu et la réalité des deux jeux est, d'ailleurs, sans doute la même pour les deux âges de la vie qu'ils représentent.
Pour finir, une mention sur la difficulté : alors que "Bit. Trip Fate" est le volet de la série qui dégage de loin le plus d'hostilité, c'est aussi de loin le plus facile, non seulement pour ce qui est d'arriver au bout, mais aussi par rapport à ses mécaniques de scoring : sans me forcer, j'ai réussi à obtenir un "parfait" aux deux premiers niveaux, chose que je n'ai réussie dans aucun autre opus de la série. Je conseille donc de ne pas trop se laisser intimider par son premier contact avec "Bit. Trip Fate", notamment par le fait que monter d'un niveau de puissance est lent (tirer sur les ennemis, collecter les bonus) alors que rétrograder est très rapide, puisqu'il suffit d'un contact avec un beat ou un obstacle pour descendre d'un niveau.
Bit. Trip Flux
Avant même d'avoir défini le gameplay des jeux de son hexalogie, Gaijin Games avait déjà planifié que le dernier devait beaucoup ressembler au premier. L'idée, bien sûr, était d'illustrer le thème du retour aux sources, que ce soit celles de l'âme du héros après son décès à la fin de "Bit. Trip Fate", ou celles que le jeu vidéo a retrouvées grâce à la vague rétro (série des "Bit. Trip" incluse) ! Ainsi, "Bit. Trip Flux" cumule les intentions : être un symétrique de "Bit. Trip Beat", raconter la mort du héros, récapituler la série, et symboliser le "néo-rétro".
On pourrait décrire "Bit. Trip Flux" de façon lapidaire : comme "Bit. Trip Beat", mais de droite à gauche - les fondamentaux ludiques, les grandes lignes du style graphique, les contrôles, l'esprit du scoring, la nature du défi (schémas d'attaque des vagues de beats, rôle de la mémorisation, des réflexes, de la musique, du "décodage" des schémas d'attaque) sont en effet extrêmement similaires entre le premier et le dernier jeu de la série, simplement avec une action et une interface orientées en miroir...
Le symbole de ce retournement est évident : "Bit. Trip Beat" ouvrait la série et illustrait le transfert du héros vers l'état de matière, et "Bit. Trip Flux" conclut la série et amène CommanderVideo au-delà du Styx. Mais, justement parce qu'il clôt l'hexalogie et malgré sa proximité avec "Bit. Trip Beat" et son cadre abstrait, "Bit. Trip Flux" fait résolument partie de la seconde trilogie des "Bit. Trip" dans le sens où l'immersion narrative y a une place capitale.
En effet, autant il était possible jusqu'à "Bit. Trip Fate" de ne pas vraiment se rendre compte que les jeux de la série portaient un message, autant "Bit. Trip Flux" baigne tout entier dans une ambiance funèbre voire mortuaire que l'on ne peut pas ignorer. Dès la première cinématique, le ton est donné : la présentation a beau être ultra minimaliste (au contraire des cinématiques des autres épisodes), on comprend très facilement que l'âme de CommanderVideo glisse hors de son corps, et s'éloigne de ses amis malgré ses efforts pour s'y accrocher.
Le jeu lui-même va dans le même sens et tranche tout autant avec certains points visuels des jeux précédents : les couleurs Atari (ou la chaleur de "Bit. Trip Void") sont parties, échangées contre un style "blanc sur noir" qui rappelle évidemment "Pong" puisque tous les éléments de l'aire de jeu sont maintenant blancs (tout au plus certains beats ont un petit halo coloré pour les distinguer, et notre raquette change de couleur selon les niveaux de puissance), mais qui rappelle d'abord le niveau NETHER, qui est celui que l'on voit dans la série lorsqu'on est sur le point de mourir - quand on est familier de l'hexalogie, on a ainsi le sentiment d'agoniser pendant toute son expérience de jeu.
Les décors de fond conservent quant à eux l'aspect "clip vidéo abstrait" typique de la série et de "Rez", mais leur style s'éloigne de l'esthétique des gros blocs pleins et colorés à la faveur de formes plus courbes, plus vectorielles, plus plates, plus éthérées, plus lumineuses. Par rapport à l'univers de l'Atari 2600, les blocs façon "gros pixels en 3D" représentaient en effet la matière, et donc le réel et la vie terrestre ; ce style plus recherché et, disons-le, plus beau, véhicule donc des émotions bien distinctes. Il faut d'ailleurs souligner qu'au lieu d'ajouter des effets, les niveaux de puissance NETHER, HYPER, MEGA, SUPER, ULTRA, EXTRA, GIGA, et l'ultime niveau de la série, META (qui s'étend à MULTI+ comme l'avait déjà fait MEGA dans "Bit. Trip Beat") ont chacun leur propre décor de fond, avec des tons et même des modes de représentation (fil de fer, transparence, filtres) franchement différents. Passer d'un niveau à l'autre (même rétrograder) est ainsi un pur bonheur, mais on perd du même coup toute "notion de lieu".
La musique connaît le même traitement : sans contredire les principes fondateurs de la série, elle s'en émancipe en étant bien plus écrite, plus élaborée, et, pour le coup, en précédant et en conditionnant le gameplay plutôt qu'elle ne le suit, rapprochant le jeu d'un "Guitar Hero". Son ton est lui aussi cohérent avec le thème de l'épisode : plutôt triste, mélancolique, doux-amer, un peu comme si un Jean-Michel Jarre chiptune avait écrit un requiem "New Age".
En parlant du chiptune, de la même façon que les décors de fond changent avec les niveaux de puissance et vont au-delà du look "gros pixels en 3D" pour utiliser des effets jusque-là interdits, la musique change d'instrument échantillonné de NETHER à META : xylophone, guitare, piano, violon - on sort du "bip" qui se contenterait de résonner plus ou moins. Là encore, tout cela est très beau, mais on perd une part de l'alchimie originale qu'il y avait entre gameplay et musique.
Point de vue gameplay, justement, celui-ci a des variantes importantes d'avec "Bit. Trip Beat", cherchant à faire de "Bit. Trip Flux" une synthèse de l'hexalogie : il y a désormais des beats ronds qu'il faut éviter, comme dans "Bit. Trip Void" (le second boss du jeu est d'ailleurs un écho du premier boss de "Bit. Trip Void"), et des bonus facultatifs que l'on peut collecter avec de l'adresse, comme dans "Bit. Trip Runner". "Bit. Trip Fate" est quant à lui référencé par sa proximité narrative avec "Bit. Trip Flux" et la place explicite qu'y a l'immersion dans les deux opus ; et "Bit. Trip Core" est présent de manière plus subtile...
Dans "Bit. Trip Core", l'aspect "arcade", la vivacité et les réflexes sont bien moins importants que la mémorisation et le "décodage" des schémas d'attaque : une fois que l'on a compris et retenu la logique y organisant les vagues de beats, les intercepter est plutôt facile. Dans "Bit. Trip Flux", c'est pareil, les points communs entre "Bit. Trip Beat" et un shoot 'em up à la "Gradius" sont ici absents, le gameplay est très cérébral et repose d'abord sur le "par cœur".
Je dois dire que, pour toutes ces raisons et malgré ses qualités, "Bit. Trip Flux" est nettement l'épisode que j'aime le moins dans la série. Je comprends et apprécie intellectuellement ce que Gaijin Games a voulu en faire, mais en tant que joueur, je n'éprouve pas de plaisir ludique quand j'y joue. Déjà, même si ça a un sens sur un plan symbolique, mon cerveau n'arrive pas à trouver l'action de droite à gauche intuitive ou lisible, et c'est très largement empiré par la disparition des couleurs des beats, qui étaient un code de shoot 'em up qui avait son charme et aidait surtout à la clarté du gameplay - là encore, la ligne graphique "blanc sur noir" a un sens narratif et immersif, mais elle nuit à mon avis au jeu en tant que tel.
Les modifications apportées aux décors de fond et à la musique sont elles aussi appréciables et réussies en soi, mais ce que l'on gagne sur un plan esthétique ou thématique est de nouveau perdu sur un plan ludique : en supprimant le repère visuel du décor commun et de la progression allant avec, on n'arrive plus à situer les vagues de beats dans le niveau ni à les anticiper, d'autant que l'on n'a plus non plus le repère de la musique, devenue trop "orchestrale" pour être facilement retenue ou maîtrisée.
Même chose pour la complexification du gameplay : elle permet à la fois au joueur (et aux auteurs) de se remémorer les différents épisodes de l'hexalogie avant de la conclure, et d'illustrer la réminiscence des expériences de la vie de CommanderVideo alors qu'il meurt, mais en ce qui concerne le plaisir de jeu, on peut se demander si c'est vraiment une bonne idée de compliquer une formule dont le principe fondateur est la simplicité.
Plus largement, et on le voit sur tous les sujets, la question se pose : est-il pertinent de bâtir une expérience avant tout narrative et immersive dans une série qui se veut avant tout ludique, et se revendique comme telle par opposition à la norme dominante ? Dit autrement, je joue à la série des "Bit. Trip" pour sa pureté ludique ; si je cherchais à jouer pour l'immersion ou pour explorer divers thèmes plus ou moins profonds, j'aurais tendance à le faire avec "Dead Space", "Lollipop Chainsaw", "Silent Hill 2", etc. - pas avec un jeu qui se base sur "Pong", et encore moins si ses ambitions narratives nuisent à son gameplay.
Si les thèmes de la jeunesse et de la maturité fonctionnaient aussi bien dans "Bit. Trip Runner" et "Bit. Trip Fate", c'est parce qu'on les expérimentait par le biais de l'expérience de jeu elle-même. Or, rien dans le gameplay de "Bit. Trip Flux" n'évoque la mort, elle y est associée de façon purement cosmétique, on pourrait changer la musique et les décors pour lier le jeu à n'importe quoi d'autre.
Ceci dit, "Bit. Trip Flux" reste de haute qualité, et pour peu que l'on adhère à son propos artistique et narratif, on peut tout à fait le préférer aux autres jeux de l'hexalogie. On peut aussi le voir comme un véritable manifeste néo-rétro : ce n'est pas parce qu'un jeu est "rétro" dans sa conception ludique qu'il ne peut pas avoir des visuels sophistiqués ou une ambition immersive ou philosophique. Cela apparaît maintenant comme une évidence, avec de nombreux exemples sortis depuis ("Fez", "Papers, Please", etc.), mais à l'époque, ça n'allait pas de soi.
Bit. Trip Complete
La série des "Bit. Trip" a originellement été développée pour WiiWare, le service de jeux en téléchargement de la Wii - le seul où la série pouvait trouver un public et donc un créneau commercial en 2009. Elle a ensuite été portée sur cartouche Nintendo 3DS (compilation "Bit. Trip Saga") puis épisode par épisode sur Steam, pour enfin ressortir sur Wii au format "boîte" avec la compilation "Bit. Trip Complete". Parmi toutes ces options, la meilleure façon d'y jouer est globalement de lancer "Bit. Trip Complete" sur Wii U (ou sur Dolphin, l'émulateur Wii et GameCube) malgré la portabilité de la Nintendo 3DS et la HD et la connectivité de Steam.
Il y a une explication simple à cela : Gaijin Games a beaucoup de talent mais a codé ses jeux "salement", en "moulant" son code dans les moindres spécificités de la Wii. Quand la décision de porter les jeux sur d'autres systèmes a été prise, le studio, au lieu de tout recoder "au propre", a préféré confier son code et l'opération de portage à un autre studio, qui n'avait ni les moyens ni le temps de le faire comme cela aurait dû être fait.
Résultat : le code a été laissé tel quel, et pour corriger ses inadéquations aux nouveaux OS, une couche de programmation a été rajoutée par-dessus. Très inefficient, ce procédé a eu de lourdes conséquences sur "Bit. Trip Saga" (la 3DS est peu puissante) et même sur les portages Steam : fluidité approximative, saccades, désynchronisations, bugs - malgré l'apparente simplicité des jeux et la puissance des PC, l'expérience est très imparfaite sur 3DS comme sur Steam, voire injouable (cf. "Bit. Trip Flux" sur Steam).
Mieux vaut donc y jouer sur son support d'origine puisque "Bit. Trip Beat" et "Bit. Trip Flux" (et "Bit. Trip Fate", à un moindre degré) utilisent les capacités de la Wiimote ; ou plutôt, mieux vaut y jouer en émulation sur Dolphin, on pourra ainsi profiter des contrôles d'origine avec la haute définition (Dolphin gère très correctement une Wiimote connectée en bluetooth).
Au moment où j'écris, on peut encore trouver la compilation "Bit. Trip Complete" neuve pour le prix d'un seul jeu sur Steam, avec tous les jeux WiiWare intacts (à part une bizarrerie), plus l'ajout des niveaux de difficulté "facile" et "difficile", plus des contenus multimédias à débloquer, plus vingt "défis" par jeu exclusifs à la compilation. Initialement, elle permettait aussi de comparer ses scores en ligne, mais le serveur a été fermé depuis.
La bizarrerie concerne "Bit. Trip Void" et "Bit. Trip Flux" : sur WiiWare, le premier avait une Wiimote vibrant en rythme alors que le second en avait été étrangement privé ; "Bit. Trip Complete", lui, enlève les vibrations du premier et en ajoute au second. C'est très curieux et franchement dommage - pour avoir à la fois les formats DVD et WiiWare, je trouve que la vibration ajoute quelque chose d'important à l'expérience des jeux "Bit. Trip".
Les niveaux de difficulté ne changent pas le gameplay ou le level design, juste les règles de transfert de niveau de puissance : en "facile", monter est plus aisé et rétrograder est plus ardu, en "difficile", c'est le contraire. Le niveau "facile" est vraiment très facile : même en étant complètement perdu dans "Bit. Trip Core", j'ai pu arriver au bout malgré des vagues complètes de beats ratées. Le cas de "Bit. Trip Runner" est un peu spécial puisqu'il ne se prête pas à ce type de modification, le niveau "facile" enlève donc les lingots d'or alors que le niveau "difficile" rend leur collecte obligatoire - personnellement, je n'en vois pas l'intérêt.
Les bonus à débloquer sont très sympathiques, en particulier les vidéos et images promotionnelles et les ébauches conceptuelles qui montrent les prototypes de travail des divers jeux, notamment une version de "Bit. Trip Runner" vue de trois quarts comportant des embranchements avec des souterrains comme dans "Pitfall!". Ces bonus se débloquent en progressant naturellement dans les jeux, mais surtout en remportant leurs défis (ce sont d'ailleurs de très bonnes motivations).
Les défis sont d'excellente qualité, ils proposent des séquences de jeu courtes mais difficiles, souvent axées autour d'un concept précis. Comme les jeux ont déjà une mentalité "rétro", cette formule de "die & retry" leur convient parfaitement, les défis étant dans certains cas plus agréables et addictifs que les jeux eux-mêmes, comme par exemple ceux de "Bit. Trip Core". Rien que pour ces défis, "Bit. Trip Complete" serait donc la version à privilégier.
Voilà tout ce que j'avais à dire sur l'hexalogie des "Bit. Trip". Au-delà de proposer de très bons jeux, la série apporte à mon avis un témoignage crucial sur une période charnière du jeu vidéo.
Je l'ai dit en introduction : pour moi (et je l'ai vécu depuis l'Oric 1), l'histoire du jeu vidéo, malgré bien sûr des aléas mineurs, a suivi une évolution constante depuis le début des années 1980 jusqu'à la fin des années 2000 vers toujours plus d'ambition technique et immersive voire narrative, au point où chaque nouvelle génération rendait l'ancienne obsolète aux yeux de la presse et du grand public. L'idée qu'il fallait conserver les jeux dans leur format d'origine et que ces jeux valaient la peine d'être rejoués tels quels a pendant longtemps été complètement farfelue - même la dimension historique des "vieux" jeux était brocardée par la fuite en avant, la conviction que l'on était en perpétuel progrès et que le passé n'avait aucune importance.
La popularisation de l'émulation des vieux systèmes sur les ordinateurs récents a sans doute joué un rôle majeur dans l'évolution des mentalités au début des années 2000, en particulier au sein d'une frange qui allait par la suite développer elle-même des jeux. Quelques années plus tard, la Wii a amplifié ce phénomène avec sa console virtuelle, réactualisant les classiques en obligeant de nombreux sites d'information à rejouer à ces jeux et à les réévaluer dans de nouvelles critiques ; et, en utilisant la Wiimote comme un pad NES, en publiant "en boîte" des jeux au gameplay en 2D, et en refusant la course à la puissance, la Wii a aidé à changer l'idée que l'on se faisait de l'évolution du jeu vidéo grâce à une philosophie plus "rétro" que sur GameCube - la série des "Bit. Trip" n'est pas sortie sur Wii par hasard...
Naturellement, les magasins de jeux dématérialisés sur absolument tous les systèmes et la fluidité des prix qui va avec, les jeux indépendants voire gratuits sur PC, puis les jeux sur tablettes et smartphones à la qualité et aux procédés parfois critiquables mais reprenant explicitement des codes "rétro", ont eux aussi beaucoup pesé sur la conception que l'on pouvait avoir du jeu vidéo, alors que la lassitude face aux jeux "réalistes" donnait de furieuses envies de nouveauté.
C'est dans ce contexte que la série des "Bit. Trip" a été conçue, c'est à ce mouvement-là qu'elle a participé, de manière, on peut le dire, plus brillante et réfléchie que beaucoup d'autres. Maintenant que le jeu d'action/plateformes en pixel art est devenu monnaie courante, elle continue d'avoir une identité et une originalité fortes - avec son style Atari non littéral, sa symbiose entre gameplay et musique, la variété de ses mécaniques. C'est en partie grâce à cette série que le jeu vidéo est devenu un vrai art mature ; non en singeant le cinéma ou en adoptant des poses mélodramatiques, mais en assumant tout simplement son histoire, son potentiel, son identité, pour nous amener à ce qui est déjà, à mon sens, la période vidéoludique la plus riche et passionnante qui ait jamais été.
Bit. Trip Presents... Runner 2
Cet article est déjà très long, je vais donc aller droit au but : "Runner 2" est une version commerciale de "Bit. Trip Runner".
Je l'entends sans aucun mépris. Après tout, l'histoire de l'art est remplie d'œuvres majeures qui ont été exécutées sur commande, sans même que l'artiste ait pu choisir son sujet ; et pour une jeune compagnie, il aurait été pure folie d'ignorer le potentiel de vente du gameplay de "Bit. Trip Runner" : pendant les deux ans et demi écoulés entre sa sortie et "Runner 2", les endless runners dans l'esprit de "Canabalt" se sont mis à fleurir sur portables et même sur consoles, ainsi que plus généralement les endless platformers et hardcore platformers. Connexe à tous ces concepts, contemporain de "Canabalt", et comportant même "Runner" dans son titre, "Bit. Trip Runner" se devait d'avoir une suite qui s'extraie de la logique assez restrictive (univers, difficulté) de la série des "Bit. Trip" afin de séduire un plus large public (de fait, "Runner 2" est sorti sur Wii U, Xbox 360, PS3 et Steam).
Fondamentalement, "Runner 2" ne s'écarte pas des mécaniques de gameplay de son modèle, il n'y a que deux vrais changements effectifs et importants en cours de niveau :
- La capacité de rester plus longtemps en l'air en laissant le bouton de saut appuyé est démultipliée, il y a maintenant un écart très grand entre un petit clic instantané et ne pas du tout lever le pouce. Cela donne un contrôle plus continu sur son personnage et enlève une part de l'aspect "binaire" (j'appuie/j'appuie pas) du jeu.
- Le héros peut désormais danser quand on appuie sur une gâchette de la manette. Ce mouvement, totalement facultatif, a été ajouté pour rendre le scoring plus intéressant, avec une dimension d'initiative et de risque/récompense ; les scores ont ainsi des montants plus progressifs et le jeu se prête davantage à la compétition par tableaux de scores (publiés sur Internet pour tous les systèmes). Le mouvement de danse a une durée fixe interdisant de faire une autre action, si on l'effectue trop près d'un obstacle il est alors impossible de l'éviter, il faut donc parfaitement connaître un niveau et ses zones "dansables" si l'on veut en extraire le plus de points possible.
Ajoutons à cela une musique qui a suivi la même évolution que les graphismes, à savoir qu'elle est plus sophistiquée et ne fait plus rétro du tout ; et quelques nouveaux obstacles (dont des sortes de tourniquets à QTE, inoffensifs mais permettant d'augmenter son score) qui au final ne changent pas grand-chose aux mécaniques ou au ressenti du jeu mais permettent d'afficher une variété de façade au fil des niveaux... bref : tout a été fait, avec toutes les bonnes cases cochées, afin que le site de "tests" Gamekult puisse conclure que le "second volet apporte une telle quantité de changements qu'il propulse la série vers des sphères supérieures sur à peu près tous les plans", et pour qu'un joueur du XBLA ou du PSN sente bien qu'il en a là pour son argent, même si le fond du jeu est le même que "Bit. Trip Runner" pour deux fois son prix.
Sarcasmes mis à part, qu'en est-il ? Initialement enthousiaste quand "Runner 2" a été annoncé, j'ai d'abord été dubitatif face à sa ligne graphique, principalement pour des questions de lisibilité ; il me semblait que le style "primitif" et épuré de "Bit. Trip Runner" était indispensable pour pouvoir lire son gameplay d'un seul coup d'œil. En fait, "Runner 2" s'en sort très bien, il affiche certes plus de détails à l'écran, mais son style plus "rond" comporte moins d'arêtes saillantes qui surchargeaient parfois "Bit. Trip Runner" et attiraient trop l'œil ; et surtout, Gaijin Games a eu l'excellente idée d'animer les obstacles au fur et à mesure qu'ils s'approchent de nous : les petits personnages avec casque à pointes se tournent ainsi vers CommanderVideo, les barrières qu'il faut abattre d'un coup de pied se déplient... cela aide beaucoup à jauger instinctivement les distances et les enchaînements.
Plus généralement, ces mouvements des "ennemis" s'inscrivent dans une esthétique globale empruntée aux vieux dessins animés musicaux des années 1930, avec des arbres qui dansent, des visages dans le paysage, etc. et cela fonctionne plutôt bien. Le jeu dégage une énergie distincte de "Bit. Trip Runner", moins conquérante et moins caféinée, plus relaxante, qui va avec sa musique synthétique "planante" à la mélodie moins marquée, plus passe-partout, les notes jouées avec l'action étant plus discrètes, comme noyées dans la masse. Le plus grand contrôle que l'on a sur notre héros permet aussi d'être plus détendu et moins attentif : on est clairement passé d'un gameplay radical, tranché, à un jeu plus nonchalant - les anglophones diraient "casual".
Le jeu est ainsi très plaisant, mais il comporte de nombreux problèmes, au premier rang desquels le mini-jeu évoqué plus haut. On y accède en obtenant un "PERFECT!" délivré après la collecte de tous les lingots d'un niveau : il s'agit de faire feu au bon moment alors qu'un canon oscille, afin de projeter notre personnage au centre d'une cible pour décrocher un "PERFECT!+" ainsi qu'un gros bonus de score. Complètement hors sujet ludiquement parlant et restant toujours rigoureusement identique, ce mini-jeu n'est pas difficile pris isolément, mais son influence sur le score pose problème : viser un bon score rend en effet la réussite de cette épreuve indispensable, or, quand la difficulté grimpe, on n'accepte plus sa mainmise sur la validation de notre performance.
En effet, la logique de la danse exige de l'expérimentation et beaucoup de précision, et au fil du jeu le level design finit par devenir franchement retors ; il arrive donc, comme dans "Bit. Trip Runner", que l'on passe plus d'une heure sur un seul niveau. Dans ces conditions, il n'est évidemment pas raisonnable de demander au joueur de "miser" son investissement dans une sorte de roulette, d'autant que la fatigue et la transition brutale depuis les mécaniques du jeu vers celles du mini-jeu font que l'on peut très facilement rater son coup - et si c'est le cas, il faut alors tout recommencer...
Si on se contente de jouer à "Runner 2" occasionnellement à ses niveaux de difficulté les plus faciles, et sans prêter attention aux encouragements du jeu à se prêter au scoring ou à la quête des objectifs, ça ne gêne pas, mais si l'on cherche à approfondir son gameplay ou si l'on suit simplement les propres repères de progression du jeu, la situation devient vite exaspérante voire ridicule. Il vaut donc mieux ignorer ce mini-jeu, mais ça implique par effet domino d'ignorer aussi le score, les classements en ligne, la danse ainsi que toutes autres actions "gratuites" ne rapportant que des points, les objectifs et les indications sur la carte qui valident notre performance, etc.
En fait, les repères de progression de "Runner 2" sont bizarroïdes : pourquoi diable, par exemple, avoir des objectifs qui exigent du joueur qu'il gagne séparément tous les niveaux de difficulté de la plupart des niveaux (et en "PERFECT!+", et donc en gagnant le satané mini-jeu du canon), alors que les niveaux "facile" et "normal" sont identiques au niveau le plus dur, mais avec des obstacles en moins ? Les 100 niveaux du jeu se ressemblent déjà beaucoup, et on devrait en plus jouer parfaitement à leurs 200 variantes inférieures, et à chaque fois rejouer à l'exact même mini-jeu, c'est-à-dire au moins 300 fois ?
Tout "Runner 2" est comme ça : sur le papier il a l'air plus riche que son prédécesseur, mais il est en fait plus pauvre, l'essentiel de ses ajouts étant mal gérés ou de l'esbroufe. La carte du monde, les chemins alternatifs et les clefs à débloquer puis à collecter ne servent ainsi à rien : en pratique, tout ce que ces artifices font, c'est nous contraindre à rejouer à des niveaux déjà joués, alors que comme on l'a dit il y a déjà beaucoup de répétition. En plus des classiques CommanderVideo et CommandgirlVideo (dont le design tranche d'ailleurs franchement d'avec l'esthétique des niveaux), on dispose de cinq nouveaux personnages jouables, mais ils ne changent rien au gameplay et ils sont surtout à peu près tous affreusement laids, de mauvais goût, et ne paraissent pas plus à leur place dans les décors du jeu. En fait, les décors eux-mêmes, s'ils sont jolis, semblent arbitraires, déconnectés les uns des autres ; comme le reste, on a la nette impression qu'ils sont le produit de longues sessions de brainstorming désespérées - on est loin de la grande cohérence artistique et narrative de "Bit. Trip Runner", et de la série des "Bit. Trip" en général : la nature commerciale de "Runner 2" se fait lourdement sentir...
Cette perte de sens est également ludique et mécanique : les contrôles du héros (combinaisons de mouvements, pouvoir "planer" plus fortement) sont peut-être plus souples, mais on pourrait aussi argumenter qu'ils "floutent" le gameplay, qu'ils lui enlèvent de la pureté, de la lisibilité, et une certaine précision (sans parler du fait que les obstacles enlevés, les cubes orange ou violets, étaient bien plus intéressants que ceux ajoutés par "Runner 2"). Même chose pour le level design, l'écart de qualité le plus manifeste entre "Bit. Trip Runner" et "Runner 2" : on l'a dit, les 36 niveaux du premier sont clairement "faits main", construits avec énormément de soin, on y sent la "patte" de l'auteur, avec tout son talent et un certain sadisme ; alors que dans "Runner 2", on se jurerait dans un endless runner aux niveaux générés par algorithme (et encore, ceux de "Spelunky" sont de meilleure qualité que ça)...
Cela s'explique aisément : "Runner 2" comporte 100 niveaux déclinés en trois niveaux de difficulté, soit 300 niveaux en tout, ils ont donc été logiquement produits à la chaîne, pour faire du chiffre. C'est frappant musicalement : alors que l'harmonie entre gameplay et musique était très prononcée dans "Bit. Trip Runner", ici on est plutôt dans la logique de "Bit. Trip Void" ou "Bit. Trip Fate" ; et comment pourrait-il en être autrement puisque des obstacles, et donc des notes, doivent être soustraits de chaque niveau "difficile" pour créer les niveaux "normal" et "facile" ? Il résulte de ces choix de production des niveaux interchangeables et en surnombre, sans personnalité, pour lesquels on aurait du mal à se motiver dans une recherche de scoring même sans le problème posé par le pénible mini-jeu du canon. Pourquoi travailler un niveau en particulier alors que presque rien ne le distingue des 99 autres ?
Même ce qui devrait être un point fort de "Runner 2", la présentation, la mise en scène, la variété graphique, participent à ce grand flou répétitif et indifférencié : il y a davantage de mise en scène et de sens du décor dans "Bit. Trip Runner" que dans "Runner 2". Dans "Bit. Trip Runner", on passait devant des crânes et des robots géants, on glissait sous des vers titanesques qui hantaient des cavernes cristallines, on pouvait apercevoir un immense poisson sautant depuis une cascade vers le premier plan, on croisait des arbres épileptiques, on descendait dans des tunnels urbains longeant une rivière, on courait sur les toits... il y avait plusieurs plans connectés les uns aux autres, du contenu visuel et de l'action à chaque plan, des obstacles qui changeaient d'apparence à chaque monde...
Dans "Runner 2", rien de tout cela, passé les premières secondes du premier niveau de chaque monde, on a tout vu du monde en question : le fond ne change pour ainsi dire jamais, loin devant et complètement déconnectée du reste se trouve une aire de jeu constituée des mêmes blocs génériques pour chacun des cinq mondes, les obstacles sont toujours les mêmes quatre robots avec de très légères variantes - et c'est tout.
On l'a dit : "Runner 2" n'est pas un mauvais jeu, il a d'ailleurs eu beaucoup de succès. Il est très compréhensible que de nombreux joueurs le préfèrent à "Bit. Trip Runner" : nettement moins exigeant ou élitiste, à l'esthétique moins "niche", il est en fait conçu pour plaire à plus de joueurs, pour "rentrer dans le moule". Mais tout en remplissant ce cahier des charges, il aurait pu (et dû) être plus digne de l'excellence de la série qui l'a précédé - de simples ajustements auraient pu en faire un bien meilleur jeu : virer le mini-jeu de fin de niveau, avoir un seul niveau de difficulté qui soit modulable par des objectifs facultatifs, comporter moins de niveaux mais les concevoir "sur mesure" tant sur le plan du level design (et donc de la musique) que de la mise en scène, avoir un univers plus travaillé avec une vraie identité (par exemple en puisant dans le concept des vieux dessins animés) pour améliorer l'esthétique du jeu et l'attrait des décors et des personnages...
Pour ma part, c'est largement WiiWare qui gagne.
3 commentaires
Un article génial et d'une rare générosité.
C'est bien simple on y retrouve tout!
Descriptif détaillé de chaque jeu, analyse de la présentation et des thèmes, rappel du contexte de l'époque, ressenti de l'auteur, pistes de réflexions bien senties et j'en passe...
Je fréquente rarement ce blog, faute de régularité, mais c'est toujours un plaisir de lire de tels dossiers.
Bonne chance pour la suite.
Merci beaucoup, ça me fait particulièrement plaisir de lire ça pour cet article puisque j'ai vraiment eu l'impression en le finissant qu'il était tellement long que personne ne le lirait. Individuellement, le texte qui accompagne chaque jeu n'est pas très long, mais bout à bout je me suis dit que ça faisait sans doute trop d'information. Je suis heureux que ça ne soit pas le cas, au moins pour une personne! À mon avis ces jeux méritent une analyse détaillée.
Je compte par ailleurs mettre le blog plus régulièrement à jour. Cet article a été très long a écrire et d'autres choses m'ont (pré)occupé depuis un an, mais la fréquence devrait beaucoup augmenter prochainement.
De rien!
Plus que la longueur de l'article c'est surtout la réflexion porté sur ses jeux qui fait plaisir a voir. Notamment la remise dans le contexte et l'analyse des thèmes.
Sur ces derniers points je ne peux que recommander la lecture du blog "La faute à la manette" qui a longtemps été ma référence en matière de blog français (bon je n'en lis pas beaucoup aussi). On y retrouve pas mal d'analyses et d'approches assez originales sur les jeux; cachées entre 2 billets d'humeur.
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