mercredi 19 février 2020

La vague rétro (et l'exemple "Rogue Legacy")

Dans ce blog, j'ai déjà beaucoup évoqué la vague rétro qui remonte à la fin des années 2000, mais jusqu'à mon abandon en 2016 du jeu sur consoles, je l'ai exagérément examinée à travers le prisme des jeux Nintendo ; bien sûr parce que je jouais alors surtout sur les consoles de la marque, mais aussi parce que Nintendo est le seul constructeur qui a anticipé le retour du rétro au point d'en faire la philosophie affichée d'une console de salon, la Wii, assumant alors une rupture nette d'avec la mentalité en vogue : malgré un marketing axé sur l'innovation, le but revendiqué de la Wii a en effet toujours été de revenir aux fondamentaux.

Mais Nintendo n'a pas été aux sources du phénomène "rétro" : dès 2004, deux ans avant la Wii, Microsoft s'était déjà intéressé aux expériences "rétro" avec la création du Xbox Live Arcade, qui allait proposer dès la première Xbox des portages de vieux jeux ainsi qu'une poignée de nouvelles expériences typées "arcade" ("Mutant Storm", par exemple) ; et avant cela encore, le phénomène du rétro avait déjà commencé à s'épanouir sur PC grâce aux développeurs indépendants - et, même s'il aura à terme irrigué tout le marché vidéoludique, on ne peut que constater que ledit phénomène sera resté avant tout typique du PC, notamment sous Steam.


Il ne faut jamais oublier qu'entre le milieu des années 1990 et la vague rétro, la 2D était considérée comme un reliquat du passé, sans même parler du pixel art. L'avenir semblait appartenir tout entier à la 3D et à des univers toujours plus détaillés, toujours plus immersifs, toujours plus réalistes, avec un ton toujours plus "mature" voire sombre. Même sur une console portable comme la GBA, les graphismes digitalisés à la façon de "Donkey Kong Country" sont progressivement devenus plus fréquents pour faire oublier la nature 2D du support ; et le milieu journalistique dans son ensemble, à l'annonce de la Nintendo DS (de loin le plus gros succès de Nintendo), lui prédisait un futur catastrophique au prétexte principal que ses capacités 3D étaient bien trop limitées.
De même, sur le plan ludique, personne ne semblait alors envisager que la 2D puisse faire quoi que ce soit de mieux que la 3D, et toute expérience qui reproduisait un peu trop les codes de l'arcade ou du old school (difficulté, rythme, univers, quête du score) se faisait aussitôt attribuer dans les critiques professionnelles le qualificatif de l'infamie censé mettre fin à tout débat : "archaïque". En toute circonstance, il fallait être moderne, et être moderne, c'était raconter une histoire, exposer un univers crédible, présenter des dialogues parlés (même la réédition de "Super Mario Bros. 2" sur GBA est garnie de voix digitalisées qui exaspèrent aujourd'hui), proposer une durée de vie d'au moins plusieurs dizaines d'heures sans répétition de décors ou d'action - bref, tout ce qui définit le modèle du "film interactif" qui allait s'imposer petit à petit, et qui traite le gameplay comme un moyen plutôt que comme une fin.

Évidemment, il restait malgré tout de nombreux joueurs qui se désolaient de cette évolution (moi inclus), mais ils n'étaient guère représentés dans l'industrie du jeu vidéo en dehors de Nintendo, qui avait par ailleurs ses propres particularités pouvant rebuter certains, et était de toute façon considéré comme un acteur déclinant... dans un tel contexte, on pouvait donc craindre à moyen terme la disparition pure et simple du jeu en 2D (que ce soit le rendu graphique ou la logique de gameplay), ainsi que celle de tout gameplay minimaliste, court ou difficile basé sur l'adresse, le scoring ou la performance - voire même, au long terme, l'effacement puis l'oubli de tout le patrimoine vidéoludique antérieur à la généralisation de la 3D.
Une autre anecdote relative à Nintendo (dont je me souviens clairement puisque je suivais alors l'actualité de la compagnie) illustre le désintérêt voire le mépris qu'il pouvait encore y avoir au milieu des années 2000 envers l'héritage 2D et old school du jeu vidéo : peu après que Nintendo ait annoncé que sa Révolution (nom de code de la Wii) proposerait tout un catalogue de vieux jeux sur sa "console virtuelle", un certain nombre de joueurs et de journalistes spéculaient très sérieusement que tous les jeux Nintendo de la NES, SNES et Nintendo 64 pourraient être disponibles gratuitement dès le premier jour sur console virtuelle, simplement pour avoir acheté la console dont le prix ne devait selon eux pas dépasser 100€ ! Pour rappel, la Wii a été vendue 250€ à sa sortie et fut un succès historique, avec des prix sur sa console virtuelle allant de 5€ à 10€ pour chaque jeu. Dix ans plus tard, la firme allait sortir la NES Classic Mini, une petite console proposant 30 jeux NES pour 60€ sans possibilité d'en rajouter - cette sortie ne choqua alors personne, et la console fut tellement demandée que sur le marché de l'occasion (pour ne pas dire "le marché noir") elle coûta très vite plus de 100€... en dix ans, les mentalités avaient évolué : la vague rétro était passée par là !


Alors, d'où vient cette fameuse vague rétro ?

Comme je le relevais dans un billet précédent, l'enracinement du phénomène "rétro" sur PC remonte à l'essor des émulateurs sur ces machines au début des années 2000, donnant libre accès à la ludothèque des anciennes consoles, vieux micro-ordinateurs et autres bornes d'arcade. On pourrait argumenter que le succès de ces émulateurs, lié à la démocratisation d'Internet lors de cette même période, a justement causé ce que je dénonçais plus haut, à savoir le sentiment qu'un jeu rétro "devrait" être gratuit, mais il faut bien comprendre ici que la vague rétro est indissociable de la liberté permise par le PC à comparer des consoles.
À ce sujet, il faut rendre hommage aux constructeurs et éditeurs, à propos desquels les joueurs aiment habituellement se plaindre : ils auraient tout à fait pu chercher à étouffer la scène de l'émulation (en particulier l'échange de ROM par Internet) mais ils n'en ont rien fait, du moment qu'était respecté l'accord tacite de ne pas distribuer de ROM de systèmes encore exploités commercialement. Remarquablement, cette tolérance n'a pas changé lors du début de la vague rétro, où les éditeurs eux-mêmes mirent des ROM en vente sur les réseaux de téléchargement, entre autres par le biais de la console virtuelle de Nintendo.
Ce laisser-faire, qu'il ait été motivé initialement par du simple désintérêt ou la volonté de sauvegarder et de partager le patrimoine vidéoludique, se sera révélé au final être un bon investissement, puisque la mise à disposition (inédite pour un domaine artistique) de toute l'histoire passée du jeu vidéo aura largement revigoré et élargi la scène rétro : un site de retrogaming comme Grospixels, pour prendre un exemple français, a évidemment eu bien plus d'impact auprès de son lectorat à partir du moment où ce dernier a compris qu'il pouvait essayer un jeu que le site critiquait en moins d'une minute grâce à l'émulation. Dans un contexte défavorable au rétro, comme expliqué plus haut, l'émulation a ainsi permis le développement souterrain d'une multitude de sites, forums, et plus tard de chaînes YouTube consacrés au rétro grâce à un nombre croissant d'amateurs passionnés.

Je me permets ici de citer mon propre exemple : sans l'émulation, jamais je n'aurais découvert l'univers des consoles, ayant grandi avec les micro-ordinateurs (Oric 1, Amstrad CPC puis Amiga) et jouant sur PC au début des années 2000. Grâce à l'émulation, j'ai notamment découvert Nintendo et ai aussitôt acquis une GameCube, puis, à la génération suivante, une Wii et une Xbox 360.

Une fois solidement constitué, ce réseau underground tournant autour de l'émulation a naturellement été le vecteur idéal pour aider les premières nouvelles expériences "rétro" à se faire connaître, d'autant que celles-ci étaient au départ presque systématiquement gratuites : Steam n'a commencé à exister que fin 2003 et, comme on l'a dit, la première forme du XBLA remonte à 2004, il n'y avait donc début 2000 que peu de possibilités de vendre un jeu indépendant, surtout que les gens n'étaient alors pas prêts à utiliser une carte de crédit sur Internet en toute confiance - et encore moins pour ce type d'offre.


Les premières nouvelles expériences "rétro", qui ont anticipé la vague rétro, peuvent être classées en quatre grandes catégories :
  • Les "ROM hacks" : véritable chaînon manquant entre la scène de l'émulation et celle du jeu "rétro" indépendant, il s'agit pour le "ROM hack" de bidouiller le code d'un jeu classique existant pour en faire quelque chose de nouveau - avec de simples corrections de bugs, des ajustements ou de purs changements cosmétiques, mais parfois avec le remaniement complet du level design du jeu, créant de facto une nouvelle expérience. Bien entendu, ces jeux sont ceux qui ont le plus bénéficié de l'émulation, puisqu'ils reposent sur son usage et sont hébergés par les mêmes sites que les ROM de jeux classiques (par exemple Planet Emulation, pour encore citer un site français).
  • Les jeux sous Flash : le plugin pour navigateur Internet de Macromedia est un peu tombé en désuétude depuis que certains constructeurs (Apple notamment) lui ont déclaré la guerre, et de nombreux autres moyens alternatifs existent désormais, mais début 2000, pouvoir jouer à un jeu directement depuis un navigateur sans avoir besoin de payer ou d'installer quoi que ce soit était une authentique révolution (Flash était en général installé par défaut).
    Non seulement cela, mais cette relation directe entre auteurs et joueurs a permis une absence totale de contrôle par un éditeur, plutôt préservée même après que les jeux Flash se soient regroupés sur des sites comme Newgrounds, site pionnier qui héberge notamment "Alien Hominid" ou "Meat Boy" ; ou, plus tard, Kongregate, où les premiers jeux des auteurs de "Rogue Legacy", Cellar Door Games, sont hébergés. Cela a, là encore, bouleversé le paysage et les habitudes vidéoludiques : le gore, le trash, mais aussi un humour décalé très inattendu ont alors pu s'exprimer, et sont restés par la suite plutôt typiques du jeu indépendant.
    Assez facile d'utilisation, Flash est avant tout conçu pour la 2D, et c'est donc très naturellement que les jeux Flash ont repris les codes du jeu en 2D, que ces jeux ont parfois adopté un look "rétro", et parfois encore, qu'ils ont même recyclé des graphismes et sprites empruntés à des classiques grâce à l'émulation.
  • Les jeux complets codés par des passionnés : bien plus ambitieux que ceux des catégories précédentes, ces jeux ont parfois été développés pendant des années par un auteur disposant de son propre site web, voire son propre forum de discussion. Comme le jeu était de toute façon gratuit, ses fichiers d'installation pouvaient être mis à disposition avant que le projet soit achevé, et la communauté pouvait ainsi participer de façon active à sa création en commentant ses progrès, ce qui était alors une vraie nouveauté.
    On peut citer comme exemples les plus représentatifs de ces jeux "Cave Story" et "La-Mulana" ou, plus récemment, "Maldita Castilla", chacun des trois respectant tellement la logique des périodes dont ils s'inspirent qu'ils auraient pu y sortir tels quels sans choquer personne... mais on peut aussi inclure ici des jeux plus novateurs, comme "Spelunky".
  • Les prototypes de développeur : variantes de la catégorie précédente et parfois produits pendant des concours ou des festivals en quelques jours, les prototypes étaient davantage des concepts ludiques que de vrais jeux, leur but étant avant tout d'expérimenter, échanger, et tester des idées auprès du public, quitte par la suite à transformer un prototype en jeu complet, comme "Tower of Goo" a par exemple évolué en "World of Goo".
    Après le début de la vague rétro, le prototype gratuit est aussi devenu un moyen pour un studio d'attirer l'attention afin d'obtenir un éditeur ou des financements, comme par exemple avec "The Misadventures of P.B. Winterbottom".
Jusqu'à la vague rétro, ces jeux étaient invisibles pour un joueur qui se serait contenté de suivre l'actualité du jeu vidéo par le biais exclusif de la presse professionnelle et de la communication des constructeurs et éditeurs. Pourtant, pendant ou après la vague rétro, tous les jeux gratuits cités en exemple ci-dessus sont ressortis en version payante sur PC et consoles, que ce soit en étant remaniés en profondeur ou en étant retouchés à la marge (style graphique, options et niveaux supplémentaires) - et ce que l'on a cru un temps indigne d'être rémunéré s'est alors très bien vendu...


Quand la vague rétro a-t-elle déferlé exactement ?

Le trait distinctif de la vague rétro n'est pas l'existence de nouveaux jeux "rétro", car ceux-ci (on l'a vu) n'ont jamais vraiment cessé d'exister, il s'agit plutôt du changement de perception des jeux "rétro" auprès du grand public et de l'industrie du jeu vidéo, passant du mépris à l'engouement (et même à l'effet de mode) pour enfin virer à la banalisation.
Partant de ce constat, il faut à mon avis retenir deux dates : la sortie de "Geometry Wars : Retro Evolved" fin 2005, et surtout la sortie de "Megaman 9" fin 2008.

"Geometry Wars : Retro Evolved" est sorti le même jour que la Xbox 360 et son Xbox Live Arcade, le 22 novembre 2005. Comme raconté dans mon article sur "Force de Défense Terrestre 2017", la génération de consoles qui est née ce jour-là aura été très particulière, puisque c'était la première fois que l'on a cru pouvoir s'affranchir de la stylisation dans le jeu vidéo grâce à la nouvelle puissance des machines, qui devait permettre un réalisme visuel et ludique auparavant inaccessible.
Sortie un an avant les autres, la Xbox 360 était ainsi scrutée par tous, joueurs comme journalistes, pour voir si les promesses de la génération allaient se concrétiser - ce qui n'a pas paru être le cas dans un premier temps : sa première année, la console a surtout accueilli des portages et des jeux mal optimisés, et le gain de cette "génération HD" était alors d'autant plus discuté que la Wii avait fait un tout autre pari. Sur les forums, la question de savoir si le saut "valait le coup" ou pas était partout, et les joueurs qui avaient déjà acquis la console y répondaient de façon surprenante : oui, ça valait le coup... pour "Geometry Wars : Retro Evolved" !

"Geometry Wars : Retro Evolved", comme les jeux cités plus haut, est en quelque sorte la version améliorée et payante d'un jeu qui avait auparavant été distribué gratuitement (en bonus dans "Project Gotham Racing 2" sur la première Xbox). Sur le fond comme la forme, il est très proche de "Black Widow" de Atari (1982), jeu d'arcade aux graphismes vectoriels : on se déplace avec le stick gauche, on tire avec le stick droit, et on doit survivre à des vagues ennemies successives afin d'obtenir le meilleur score possible ; mais malgré 23 ans d'écart, "Geometry Wars : Retro Evolved" n'est pas plus élaboré ou plus riche que "Black Widow", c'est en fait l'inverse : dans le jeu de Atari, il y avait des niveaux offrant chacun des arènes et des vagues ennemies distinctes, ainsi que des comportements ennemis très différents et des mécaniques de scoring variées (éléments à ramasser ou à pousser hors de l'arène), alors que dans "Geometry Wars : Retro Evolved", il n'y a qu'une seule arène et un déroulé unique se répétant encore et encore.

Compte tenu du contexte plutôt hostile au rétro décrit plus haut, le jeu aurait donc dû, comme tant d'autres avant lui, être étiqueté avec les qualificatifs habituels : "archaïque", "basique", "répétitif", etc. - mais il n'en a rien été : le jeu a soulevé l'enthousiasme, y compris chez les critiques habituellement les plus sévères.
L'explication en est simple, "Geometry Wars : Retro Evolved" est davantage apparu comme une expérience neuve que comme un reliquat ou un retour en arrière, symbolisant tout ce que le Xbox Live Arcade pouvait offrir : des démos pour chaque jeu, des achats sûrs et rapides, des classements de scores en ligne mondiaux avec gestion de sa liste d'amis, des "succès" faisant découvrir le jeu par le biais d'objectifs secondaires récompensés par des points, et, malgré une logique "arcade" revendiquée, une réalisation qui exploite correctement les capacités de la machine, "Geometry Wars : Retro Evolved" tirant parti de la haute définition pour afficher de véritables feux d'artifice vectoriels, certes surchargés mais toujours parfaitement nets.
Il est ainsi redevenu acceptable de payer pour un jeu au gameplay rétro ou en 2D, du moment que le jeu était téléchargeable, ne prenait pas beaucoup de place de stockage, était vendu à petit prix, et avait une présentation moderne (exemple typique sorti trois ans plus tard : "Bionic Commando Rearmed" et ses graphismes HD en 3D).


Cette étape de compromis, où le gameplay rétro était toléré sous conditions et où les jeux concernés étaient souvent considérés comme de courtes distractions entre deux "gros" titres immersifs vendus en boîte, allait plus tard évoluer en une pleine et franche acceptation du rétro grâce à "Megaman 9", sorti le 22 septembre 2008 sur WiiWare puis distribué sur PSN et XBLA.

Si on ne devait en nommer qu'un, "Megaman 9" serait le jeu à citer pour situer la déclenchement exact de la vague rétro. Alors que "Megaman 8" sur PlayStation, en raccord avec la mentalité de l'époque, avait fait tout son possible pour rappeler un dessin animé, "Megaman 9" non seulement se contente de ressembler à un jeu NES pixel par pixel (jusqu'aux clignotements de sprites), mais son gameplay remonte même dans la série à "Megaman 2" (1988) puisqu'il n'y a ici ni le mouvement de glissade de "Megaman 3", ni le chargement du canon de "Megaman 4".
En fait, "Megaman 9" ressemble beaucoup aux jeux "rétro" indépendants déjà évoqués, qui auraient tout à fait pu sans surprendre quiconque s'insérer dans le contexte historique auquel ils font référence : malgré une certaine créativité et une grande qualité qui font sans doute de ce volet le meilleur de la série, "Megaman 9" n'invente rien, ni par rapport aux autres épisodes de la saga, ni par rapport aux jeux "rétro" purs et durs qui s'étaient multipliés sur PC dès le début des années 2000.
Mais ce qui a tout changé, bien sûr, c'est le caractère officiel de "Megaman 9" : un gros éditeur, Capcom, qui sort sur consoles de salon un nouvel opus d'une série connue et respectée, avec le même rendu graphique, le même esprit, le même soin et le même niveau de difficulté que du temps de la NES, sans compromission - c'était du jamais vu.
Depuis "Geometry Wars : Retro Evolved", le contexte avait lui aussi changé, et a participé au spectaculaire retentissement du jeu, tant populaire que critique : la "génération HD" était déjà bien entamée, et le désir de disposer de jeux s'affranchissant des vieux codes vidéoludiques grâce à la puissance des machines était donc déjà largement assouvi ; les joueurs vétérans se mirent ainsi à éprouver soudain de la nostalgie pour ce qu'ils avaient rejeté hier, et les plus jeunes se prirent soudain de curiosité pour un type de jeux qu'ils n'avaient jamais connu et qui paraissait alors neuf et excitant.

Tous les ingrédients d'une renaissance étaient donc réunis : en presque dix ans, une scène favorable à la 2D, au old school et au gameplay "arcade" s'était solidement constituée sur PC et Internet ; de jeunes développeurs s'étaient fait connaître avec des jeux gratuits leur ayant permis de construire tout un réseau d'initiés ; les joueurs déjà passionnés par le "rétro" avaient vu leur inclination se renforcer grâce à cette scène indépendante alors que les autres avaient fini par se lasser des "jeux de guerre marron et gris", comme on se plaisait souvent à caricaturer le gros de la production en boîte sur consoles dites "HD" ; l'achat de jeux en ligne s'était progressivement sécurisé et banalisé sur PC comme sur consoles avec un large éventail de prix possibles - et voilà que Capcom achevait de lever avec "Megaman 9" les dernières réticences que l'industrie et les joueurs pouvaient encore garder contre le rétro, redéfinissant par là même ce qui était, pour reprendre une expression courante à l'époque, "acceptable de nos jours".


Auparavant perçu comme un vieux carcan désuet, le rétro est ainsi devenu une expérience moderne et transgressive : on avait là une demande de jeux plus courts, plus directs, plus amusants et plus durs, de jeunes auteurs et des éditeurs prêts à fournir l'offre correspondante, des réseaux de distribution idéaux pour connecter la demande avec l'offre, et "Megaman 9" a servi de validation, de coup d'envoi, de légitimation à ce mouvement.

Comme dit plus haut, les jeux "rétro" gratuits les plus marquants (ou quasi gratuits, comme "Aban Hawkins & the 1000 SPIKES") sont pendant ou après le déferlement de la vague rétro tous ressortis en version payante ; le succès spectaculaire de jeux comme "VVVVVV", "Super Meat Boy", "Fez", "Hotline Miami", évidemment "Rogue Legacy" ou "Shovel Knight" a bien sûr accéléré les choses, entraînant dans la vague rétro d'autre grands éditeurs que Capcom ou Namco (ce dernier s'étant splendidement illustré en sortant "Pac-Man CE" plus d'un an avant "Megaman 9"), par exemple Nintendo ("NES Remix") ou SEGA ("Sonic Mania")...

Au-delà du rétro pur et dur, il faut aussi inclure dans ce retournement historique tous les jeux de cette période qui sont revenus à un gameplay typé old school sans l'apparence stricte du rétro, notamment de nombreux jeux Nintendo sur Wii : "Metroid Other M", "Donkey Kong Country Returns", "New Super Mario Bros. Wii", "Wario Land : the Shake Dimension", "Punch-Out!!", etc. ne sont pas en pixel art, et certains ne se jouent même pas rigoureusement en 2D, mais ce sont des jeux philosophiquement "rétro" qui n'existaient pas du temps de la GameCube (le seul jeu GameCube comparable serait "Donkey Kong Jungle Beat").
Tant le succès de la Wii que celui de la vague rétro (on peut d'ailleurs argumenter que le premier est inclus dans le second) ont à terme permis de "casser les codes", y compris chez les jeux "en boîte" sur Xbox 360 et PS3, conduisant vers la fin de la génération à plus de "gros" jeux assumant ouvertement une dimension "arcade" ("Rayman Origins", par exemple).
Quand la génération suivante, celle de la Wii U, de la Xbox One et de la PS4 est arrivée, la vente de jeux par téléchargement avait fini de se généraliser, floutant encore davantage la frontière auparavant radicale distinguant l'avenue des "grands" jeux vendus physiquement en magasin et le ghetto des "petits" jeux vendus numériquement. Les jeux avec un aspect "rétro" ou au gameplay "arcade" sont ainsi petit à petit sortis du cadre dans lequel on avait pu les enfermer : par exemple, "Papers, Please" a beau être réalisé en pixel art, c'est avant tout un jeu immersif qui n'aurait pas eu sa place sur les anciennes consoles de jeu, et inversement, "Cloudbuilt" a beau être réalisé dans une 3D soignée, c'est un jeu de plateformes/action très épuré et old school.

Aujourd'hui, on peut donc dire que la vague rétro est achevée, je dirais depuis 2014, année du triomphe de "Shovel Knight" ; pas dans le sens où la vague serait venue puis repartie sans laisser de trace, mais dans le sens où les bouleversements structurels et philosophiques qu'elle a apportés à l'art vidéoludique passent aujourd'hui pour des évidences : le pixel art est maintenant un style artistique comme un autre, la 2D est un espace ludique aussi légitime que la 3D, et un jeu typé "arcade" n'est pas forcément jugé inférieur à un autre plus "immersif", certains jeux cumulant d'ailleurs allègrement les deux qualités.


J'ai déjà parlé de renaissance pour décrire ce mouvement, et le phénomène est en effet comparable à la Renaissance européenne en tant que période historique : dans les deux cas, on renoue avec son passé pour réinventer le présent et construire l'avenir. Je considère pour ma part que c'est au moment de la vague rétro que le jeu vidéo est devenu un véritable art mature : en cessant de mépriser ses origines, en modérant son obsession pour le cinéma, et en utilisant le retour aux sources pour mieux se remettre en question afin de créer des formes nouvelles...

Et à ce sujet, il est grand temps, ce petit historique terminé, d'évaluer la nature des jeux qui ont fait la vague rétro : s'agit-il, comme pour plusieurs titres déjà cités, seulement de reprises de formules passées et éprouvées, ou ces jeux sont-ils plus modernes qu'on ne pourrait le croire ? Quand on examine de près cette période, on y voit en fait assez peu d'expériences littéralement rétro, et c'est ce que je vous propose maintenant de découvrir par le biais de divers exemples - et tout particulièrement, bien sûr, par le biais de l'exemple de "Rogue Legacy"...

Des fondamentaux immédiatement familiers

Tous les jeux de la vague rétro partent de la même base, tous appliquent sans exception un principe rappelé par Shigeru Miyamoto lors d'une interview sur "New Super Mario Bros. Wii" : "En fait, un jeu divertissant devrait toujours être simple à comprendre, vous devez comprendre ce qu'il faut faire directement au premier coup d'œil. Le jeu devrait être si bien construit qu'en quelques instants vous êtes capable de comprendre votre objectif. Ainsi, si vous n'y arrivez pas, vous vous en voulez à vous-même plutôt qu'au jeu."

Plus que le pixel art ou les graphismes vectoriels, d'ailleurs absents de certains jeux, la vague rétro s'est avant tout construite sur cette simplicité et sur l'immédiateté du plaisir ludique, contrastant à l'époque radicalement d'avec le reste du paysage vidéoludique. Et non seulement cela, mais les jeux concernés sont à peu près tous des déclinaisons de classiques aisément identifiables...

Ainsi, "Geometry Wars : Retro Evolved" est comme on l'a déjà dit très proche de "Black Widow" (1982), "escapeVektor - Chapter 1" ressemble à "Qix" (1981) et se joue à la manière de "Crush Roller" (1981), "VVVVVV" évoque tout de suite "Jet Set Willy" (1984), "SteamWorld Dig" rappelle immédiatement "Boulder Dash" (1984), "Maldita Castilla" est bien évidemment un successeur spirituel de "Ghosts'n Goblins" (1985), "Hotline Miami" a des airs de "Into the Eagle's Nest" (1986), "Super Meat Boy" reprend la maniabilité et le gameplay des châteaux de "Super Mario World" (1990), "Spelunky" et "Aban Hawkins & the 1000 SPIKES" héritent à la fois de "Spelunker" (1983) et de "Rick Dangerous" (1989), "Braid" multiplie les clins d'œil à "Super Mario Bros." (1985) et suit la formule plateformes/puzzles de "Donkey Kong '94" (1994), "Bit. Trip Beat" se construit sur les bases de "Pong" (1972), "World of Goo" s'inspire sur son fond et sa forme de "Lemmings" (1991), "Shovel Knight" doit à peu près tout à la saga "Megaman" (1987) malgré ses emprunts à "DuckTales" (1989)... et bien sûr, "Megaman 9", "Pac-Man CE", "Space Invaders Extreme" (chacun des trois ayant connu une ou plusieurs suites directes) ou "Sonic Mania" sont tous fondés sur leur série respective.


Dans un contexte où les jeux cherchaient plutôt à intriguer, à être volontairement ambigus par rapport à ce que le joueur pouvait y faire ou ne pas y faire, avec des actions contextuelles variées et des environnements chargés parfois ouverts et souvent assez peu lisibles, les jeux de la vague rétro se sont au contraire caractérisés par leur familiarité, leur clarté, leur évidence. Les similitudes que l'on a soulignées entre certains classiques et les jeux cités plus haut ne sont pas des références superficielles : si l'on a déjà joué aux premiers, on retrouvera immédiatement ses repères dans les seconds, pour en tirer aussitôt le même type de plaisir à peine la manette de jeu prise en mains.

On a déjà évoqué les raisons de ce retournement, au premier rang desquelles un effet de balancier assez classique : dans une ère où le old school avait toujours été omniprésent, on aspirait naturellement à autre chose - à une histoire et des personnages plus développés, des mécaniques ludiques plus riches et complexes, un univers plus travaillé, etc. ; mais une fois tous ces buts atteints jusqu'à saturer l'offre, la demande s'est inversée, d'autant que les jeux "modernes" exigeaient alors beaucoup d'investissement que ni les joueurs d'un certain âge (avec un travail, un conjoint, etc.) ni les plus jeunes (croulant sous les distractions) n'arrivaient plus à suivre, les forçant à se concentrer sur certains titres et à condamner commercialement les autres. Les jeux plus courts, plus directs, plus spontanément amusants ont ainsi retrouvé une place à la fois du point de vue du public et de celui des créateurs et éditeurs, et la dimension historique et nostalgique apportée de surcroît par la vague rétro aura été la cerise (de "Pac-Man") sur le gâteau.

Dans le cas de "Rogue Legacy", la référence structurante est bien évidemment "Castlevania", et plus spécifiquement la formule de "Symphony of the Night" (elle-même inspirée de "Metroid") : dans les deux cas, on joue un courageux héros qui, pour restaurer l'honneur de sa famille, doit explorer librement un château et ses dépendances labyrinthiques afin d'y débloquer petit à petit l'accès au démoniaque maître des lieux, que l'on affrontera lors d'un duel final titanesque. En cours de route, il faudra trouver son chemin, se défendre contre les monstres qui peuplent le château, briser du mobilier pour y trouver de l'argent et de la nourriture, monter en niveau de compétence, dénicher ou acheter du matériel (épées, pièces d'armure, armes secondaires, etc.) que l'on sélectionnera soigneusement selon divers critères, acquérir de nouvelles capacités qui donneront accès à des zones ou des trésors auparavant inaccessibles, occire des boss et mini-boss, etc. - et le tout dans une ambiance fantastique, lugubre et médiévale.

Cette affiliation du jeu de Cellar Door Games avec le grand classique de Konami est assumée par le biais d'emprunts revendiqués : l'affichage de la carte est similaire à s'y méprendre, les armes secondaires sont pour ainsi dire les mêmes et marchent de la même façon (leur usage consomme une jauge spécifique rechargée à l'aide d'objets trouvés dans le mobilier), le gameplay de base est identique (mélange de combats, de jeu de plateformes, d'exploration et de jeu de rôle), l'architecture est voisine tant dans l'identité visuelle des lieux que dans le level design, on y retrouve des clichés comme l'abondance des chandeliers à briser et la présence en arrière-plan d'une lune surdimensionnée, etc.


Pourtant, et c'est très fréquent chez les jeux de la vague rétro, "Rogue Legacy" se distingue de "Symphony of the Night" par des choix de fondements ludiques bien plus épurés que ceux de son modèle, pour un gameplay au final beaucoup plus old school en dépit des seize années qui se sont écoulées entre les deux jeux.

Si "Symphony of the Night" est resté une référence dans l'histoire du jeu vidéo, ça n'est pas tant parce qu'il s'agissait là du premier "Castlevania" à intégrer des éléments de jeu de rôle ou de jeu d'aventure, c'est d'abord parce qu'il est le point de pivot entre deux tendances historiques : d'un côté le jeu "à l'ancienne" en deux dimensions d'où provient la série, et de l'autre le jeu prioritairement narratif et immersif où l'atmosphère, l'univers et la présentation priment sur l'aspect ludique. Alors qu'à l'époque de la sortie du jeu, au milieu de la vie de la PlayStation, cette dernière tendance était synonyme de jeu en trois dimensions, "Symphony of the Night" a cherché à concrétiser cette vision dans un format traditionnel, devenant ainsi pour longtemps le jeu en 2D ayant le plus fait preuve de moyens et d'ambition - le symbole de ce qu'aurait pu devenir le jeu vidéo sans l'irruption de la 3D.

"Rogue Legacy" est antinomique à ça, historiquement, ludiquement et techniquement. "Symphony of the Night" utilise en effet ses mécaniques à la "Metroid" (avec des powerups à dénicher dans des lieux précis qui permettront d'atteindre d'autres powerups etc.) pour canaliser, mettre en scène et scénariser les progrès du joueur tout en le familiarisant avec le château de Dracula, qui regorge d'environnements soignés possédant chacun sa propre atmosphère, son style architectural, son thème musical, son bestiaire, etc. Ce dévoilement progressif et maîtrisé de ce que le jeu a à offrir est sublimé par une présentation visuelle et sonore de haut niveau, au sommet de son époque, permettant une dramatisation de l'action très spectaculaire.
"Rogue Legacy", en revanche, n'impose aucune contrainte dans son exploration : l'intégralité des salles des quatre grandes zones du jeu (château, forêt, tour et donjon) est accessible depuis son tout début, même si l'obtention de certains trésors peut nécessiter certaines capacités ; le seul verrou de progression est que les quatre boss trônant au cœur de chacune des quatre zones doivent être vaincus avant de pouvoir accéder au boss final - plus que suivre un script préétabli, c'est donc la capacité du joueur à survivre en milieu hostile qui lui permettra ou non d'avancer dans le jeu. Pour aller de pair avec cette absence de hiérarchie, les salles au sein d'une même zone ne présentent pas de particularité visuelle et sont interchangeables ; même les zones entre elles ont des différences cosmétiques superficielles et offrent un simple écart de difficulté pour un level design et un bestiaire très voisins : il y a très peu de types ennemis franchement différents pour beaucoup de variantes en taille, puissance ou nature des projectiles, même les boss n'étant que des spécimens géants d'ennemis connus. Enfin, pour couronner le tout, la réalisation du jeu est dépouillée à l'extrême, évoquant un jeu Flash que l'on aurait pixelisé pour "faire rétro".

Alors que l'action de "Symphony of the Night" était très lente, écrite et maniérée, l'action de "Rogue Legacy" est ainsi très nerveuse, libre et minimaliste, les salles étant dépourvues de tout contenu immersif ou narratif et se résumant à de pures arènes ludiques : au lieu d'être en quelque sorte "Devil May Cry" en 2D, la logique ludique de "Rogue Legacy" se rapproche donc de "Robotron : 2084", avec des ennemis aux schémas d'attaque simples que le jeu combine pour créer des défis complexes et excitants. L'exploration se superpose sur cette logique "arcade" sans jamais prévaloir sur celle-ci, tout comme la gestion de l'équipement et des capacités du héros n'interfère jamais sur l'action, cette gestion devant se faire entre deux essais avant même d'entrer dans le château.


À sa base, "Rogue Legacy" est donc doublement addictif :
  • Au tout premier degré, il y a ce que Shigeru Miyamoto évoquait plus haut, un jeu très simple que l'on comprend et que l'on peut prendre en main instantanément, d'autant plus captivant que sa difficulté revêt les apparences de l'évidence. Pour poursuivre la citation du papa de Mario : "Disons par exemple qu'une des actions du jeu est facile à faire pour le joueur. On y ajoute ensuite une autre action facile. Ces actions sont peut-être faciles en soi, mais lorsque le joueur doit effectuer les deux en même temps, cela devient bien plus compliqué." ; "Rogue Legacy" suit cette exacte logique, avec des ennemis très prédictibles mais qui, en groupe ou avantagés par le level design de certaines arènes, arrivent à nous mettre en échec tout en nous donnant l'illusion que l'on "perd bêtement", avec à la clef l'envie d'aussitôt recommencer.
  • Et, au-dessus de ce gameplay digne d'un jeu d'arcade des années 1980, il y a la dimension de liberté et d'exploration permise par le labyrinthe ouvert du jeu : on n'est pas forcé de "nettoyer" chaque salle l'une après l'autre, on peut choisir d'esquiver les ennemis au lieu de les tuer, contourner certaines salles, aborder une salle depuis une entrée qui nous avantagerait, etc. et de même, on a toujours la possibilité d'ajuster l'équipement et les capacités du héros, et donc d'expérimenter différentes approches. Ce champ libre renforce le caractère addictif du jeu car il nous permet d'éviter certaines frustrations et nous convainc que l'on a les cartes en main, et donc que l'on est responsable de ses échecs.
Cette dualité entre d'un côté une grande quête générale dans un monde ouvert et de l'autre des salles proposant chacune un défi "arcade" autosuffisant n'est pas neuve, elle était courante chez les ordinateurs 8-bit du milieu des années 1980, comme exposé dans mon article sur "Sepulcri" qui mentionnait également "Atic Atac", "Knight Lore", "Spindizzy", "Impossible Mission"...

Alors qu'il fait des références appuyées à un jeu japonais des années 1990, "Rogue Legacy" est donc bien plus proche des jeux occidentaux des années 1980, et ce n'est pas un cas isolé : "Super Meat Boy", par exemple, reprend comme on l'a dit la maniabilité et certains éléments de level design de "Super Mario World", mais son gameplay ultra minimaliste de survie pure dans des niveaux de petite taille est beaucoup plus proche d'un jeu à tableaux comme "Manic Miner" (1983) sur ZX Spectrum.
Les jeux de la vague rétro ne se fondent pas simplement sur une nostalgie pour les jeux en 2D, ils trouvent leurs racines dans les origines mêmes du jeu vidéo, bien avant l'ère 16-bit ou 32-bit qui avaient déjà amorcé le virage vers la priorité de la narration et de l'immersion ; d'où la prévalence dans la vague rétro de graphismes 8-bit et de bases ludiques familières mais bien plus pures que celles des jeux servant d'inspiration : "Braid" et "The Misadventures of P.B. Winterbottom" ont ainsi des mécaniques de platforming beaucoup plus basiques que celles de "Donkey Kong '94", "Hotline Miami" fait comme "Super Meat Boy" et échange les labyrinthes de "Into the Eagle's Nest" contre de petites arènes typiques de l'arcade, "Geometry Wars : Retro Evolved" est comme on l'a décrit plus simple que "Black Widow", et même "Bit. Trip Runner" réussit le tour de force d'avoir un gameplay nettement plus épuré que celui de son ancêtre, "Pitfall!" (1982) sur Atari 2600 !


Ce principe général s'applique même aux jeux périphériques à la vague rétro : après "Half-Life²", Valve Corporation a surpris tout le monde avec un "Portal" structuré comme une suite de petits défis segmentés se déroulant dans des salles stériles ramenées à leur contenu ludique ; "Donkey Kong Country Returns" sur Wii propose une action étonnamment plus simple et focalisée que celle des volets de Rare sur SNES ; la série des "New Super Mario Bros." a comme modèle principal le premier "Super Mario Bros." sur NES et non "Super Mario World" sur SNES ; "Punch-Out!!" sur Wii a été construit à partir de l'opus NES et ignore les ajouts ludiques de "Super Punch-Out!!" sur SNES, etc.

Mais, malgré les apparences et les éventuelles premières impressions, il serait faux d'affirmer que la vague rétro se résume à un retour aux sources, elle a en réalité fait preuve de bien plus de modernité que des jeux "en boîte" contemporains se contentant de prolonger la logique cinématographique qui obnubilait alors l'industrie du jeu vidéo depuis plus de quinze ans...

Du rétro avec un "twist" moderne

On l'a dit, un certain nombre de jeux de la vague rétro n'auraient pas dépareillé s'ils étaient sortis lors des périodes auxquelles ils font référence : "Megaman 9" évidemment, "Cave Story", "La-Mulana", "Maldita Castilla", "Shovel Knight", "Elliot Quest"... mais ce n'est pas le cas de l'essentiel des jeux de la vague, dont nous allons maintenant passer en revue les différents types d'innovation.

Premier axe : les jeux "hardcore"

Parmi les formules qui nous paraissent aujourd'hui familières alors qu'elles étaient transgressives à l'époque, il y a bien entendu le jeu "hardcore", et en particulier la structure du "hardcore platformer", qui ne date pas de "Super Meat Boy" en 2010 ni même de son brouillon "Meat Boy" en 2008, mais qui remonte jusqu'en 2004 avec des jeux indépendants comme "Jumper" de Matt Thorson (l'auteur de "Celeste" sorti début 2018) ou encore "N" de Metanet Software.
Jusqu'aux années 2000, l'évolution naturelle des jeux de plateformes avait abouti à des jeux caractérisés par des niveaux longs et très vastes, un style "cartoon" voulant imiter un dessin animé, un héros aux sprites gros et détaillés, une action variée, et une aire ludique extrêmement zoomée et multidirectionnelle dont le level design était truffé d'objets à collecter.
Les hardcore platformers vont complètement à rebours de cette ligne à laquelle les gens étaient pourtant habitués, avec un héros petit et dépersonnalisé, des graphismes abstraits revendiquant leur nature vidéoludique, des niveaux courts globalement linéaires dont une large part tient sur l'écran, et une action minimaliste du type "partir de l'entrée, rejoindre la sortie, rester vivant".

Comme dit plus haut, cette formule est plus dépouillée que la référence du genre, "Super Mario Bros." sorti en 1985, et rappelle un jeu à tableaux comme "Manic Miner" (1983) ; mais les "mascot platformers" des années 1990, "Super Mario Bros." et "Manic Miner" sont pourtant tous basés sur une chose que les hardcore platformers éludent soigneusement : l'endurance.


En effet, "Manic Miner" a beau être un jeu à tableaux, il faut malgré tout enchaîner tous ses tableaux dans l'ordre sans interruption pour en venir à bout, et surtout, sans perdre plus qu'un certain nombre de vies. Depuis le "Donkey Kong" originel (1981) jusqu'à "Klonoa" sur PlayStation (1997), le principe reste donc inchangé même s'il s'est enrichi de cœurs, checkpoints, mots de passe et autres points de sauvegarde au fur et à mesure que les jeux se sont allongés puis orientés vers l'exploration et la collecte : il faut, dans tous les cas, tenir le plus longtemps et le plus loin possible avec des ressources vitales limitées.
Les hardcore platformers envoient valdinguer ce modèle établi sur le concept d'endurance, et avec lui les notions de précaution et de prise de risque qui en découlent : ici, il n'y a plus ni vies ni Game Over, notre héros meurt à la moindre erreur, mais il réapparaît alors aussitôt au début du niveau sans autre sanction, prêt à réessayer autant de fois que nécessaire. Ce système, qui n'existait auparavant que quand on "trichait" en utilisant des codes de vies infinies, fait basculer la dynamique du jeu depuis la conservation (arriver à passer les obstacles sans perdre trop de vies) vers la prouesse (arriver à passer les obstacles tout court).

Il s'agit là d'une révolution, et si cette dernière est souvent associée à "Super Meat Boy" bien qu'il n'ait pas inventé le genre, c'est certes parce que le jeu est sorti au bon moment, mais surtout parce qu'il incarne parfaitement la logique du hardcore platformer en tirant toutes les conséquences de ses postulats de base : ses niveaux sont en apparence brutalement difficiles, mais cette difficulté est idéalement compensée d'un côté par la petitesse de ses aires de jeu et l'absence de compteur de vies, et de l'autre par une maniabilité exemplaire, étonnamment souple, et un rythme absolument incroyable découlant à la fois de l'absence de délai entre deux tentatives et d'un level design tout entier conçu pour que le joueur ne se retienne pas.
C'est en fait ce qui est le plus mémorable dans "Super Meat Boy" : c'est un jeu qui nous incite à y aller franchement, à foncer sans cesse et à ne jamais faire preuve de prudence, car c'est l'audace qui nous mènera le plus sûrement à la victoire - la prudence nous conduisant quant à elle à l'hésitation, et donc à l'imprécision, et donc à l'échec. Pour un joueur découvrant cette formule après des années de jeu vidéo passées à être méthodique, à prendre lentement ses marques, à soigneusement évaluer les risques dans l'angoisse permanente du Game Over ou plus généralement d'une perte de progression brutale, ce renversement de logique a été un bouleversement complet, une libération, une véritable expérience de retour du refoulé où le platforming était enfin désinhibé.

Tous les hardcore platformers ne suivent pas l'exacte même formule que "Super Meat Boy" : "Aban Hawkins & the 1000 SPIKES" et sa suite "Aban Hawkins & the 1001 Spikes" ont par exemple une maniabilité nettement plus rigide, qui permet en contrepartie d'être précis plus aisément grâce à un gameplay plus "carré" ; les deux jeux sont également davantage basés sur la paranoïa et la mémorisation que sur l'adresse, et comportent un (très large) compteur de vies et un (très bref) écran de Game Over, mais on y retrouve cependant tous les fondamentaux du hardcore platformer avec le même résultat.
De même, des jeux comme "Bit. Trip Runner" ou "VVVVVV" peuvent être qualifiés de "hardcore platformers" tout en ayant chacun leurs propres spécificités, et de nombreux autres jeux "rétro" ont adopté un schéma "hardcore" sans être des jeux de plateformes...


"Flywrench", originellement distribué gratuitement en 2007, est un bon exemple de cela : le jeu est en gros une évolution des jeux d'adresse à inertie façon "Thrust" sur Commodore 64, mais il suit les grandes lignes des hardcore platformers - vies illimitées, pas de pause entre les morts, niveaux très courts, difficulté élevée. Parmi les jeux les plus connus, "Hotline Miami" suit lui aussi ces mêmes grandes lignes avec un gameplay là encore très différent - en fait, la formule s'est tellement répandue qu'on a même pu la retrouver par la suite chez de grands éditeurs comme par exemple Nintendo avec "NES Remix", et avant ça, "Pac-Man CE" et plus particulièrement sa suite "Pac-Man CE DX" avaient déjà choisi d'abandonner le principe de l'endurance lors d'une longue suite de tableaux pour lui substituer celui de sessions de jeu brèves mais intenses.

Cette tendance du "hardcore" est symbolique de la vague rétro : d'un côté, elle permet de retrouver l'excitation et la concision des débuts de l'arcade et renoue donc avec une logique remontant à la première moitié des années 1980, mais de l'autre, elle remet en cause les bases du fonctionnement du jeu vidéo depuis ses origines. Ainsi, paradoxalement, alors qu'elle était plutôt composée de petits groupes plus ou moins épars et amateurs, la vague rétro a su faire preuve de beaucoup plus de modernité que l'essentiel des grosses maisons d'édition d'alors, qui s'obstinaient à sortir des jeux de plus en plus longs et accaparants pour un public pourtant de plus en plus âgé et de plus en plus surchargé, et donc en quête d'expériences plus courtes et plus denses.

Ce mélange entre des valeurs rétro et une modernité très réactive se retrouve de façon littérale dans la seconde grande tendance des jeux de la vague rétro...

Second axe : les jeux à gimmick transgressif

Les jeux à gimmick, qui utilisent une caractéristique marquante (concept, mécanique, héros, univers, etc.) pour se distinguer, sont aussi vieux que le jeu vidéo : "Mole Mania" par exemple, l'excellent jeu de puzzles sur Game Boy, reprend la formule classique des blocs à pousser mais la renouvelle grâce au gimmick de pouvoir alterner entre la surface et le sous-sol de l'aire de jeu. De même, les jeux à gimmick transgressif de la vague rétro semblent eux aussi suivre des recettes classiques et éprouvées (pour ne pas dire rebattues) permettant aux joueurs de retrouver spontanément leurs repères ; mais leur gimmick va ici largement au-delà du banal dépoussiérage en exploitant la puissance des machines modernes afin de transgresser le cadre classique du jeu avec une ampleur qui aurait été impensable dans les années 1980 ou 1990 (ou même début 2000).

Le principe du gimmick transgressif est en effet de remettre en cause un fondement du jeu vidéo, comme les jeux "hardcore" ont remis en cause le concept d'endurance. Le meilleur exemple de cela, tant par sa date de sortie (pile au début du déferlement de la vague rétro, en 2008) que par son impact populaire et critique que par l'ambition de son gimmick, c'est "Braid".
On l'a dit, "Braid" est dans ses bases et ses références un jeu de puzzles/plateformes très ordinaire : on peut y sauter, monter des échelles, neutraliser des ennemis en rebondissant sur leur tête, ramasser des clefs pour ouvrir des portes, pousser des leviers qui activent des ascenseurs ou débloquent des portails - et c'est à peu près tout, sans la profondeur de la palette de mouvements de "Donkey Kong '94" ni la subtilité du platforming de "Super Mario Bros." ; et pourtant, "Braid" parvient à tout bouleverser grâce à un gimmick impossible à concrétiser correctement lors des décennies précédentes : la manipulation du temps.


Dans "Braid", on peut en effet remonter le temps à tout moment par la simple pression d'un bouton, ce qui est matérialisé à l'écran en temps réel (si j'ose dire) de façon très fluide et avec des effets d'accélération et de distorsion spectaculaires, ce processus de "rembobinage" ne comportant aucune limitation. Les conséquences ludiques sont drastiques : déjà, la logique classique du défi est totalement remise en cause puisque l'on peut corriger très facilement ses trajectoires et "annuler" sans délai une mort due à un ennemi ou un obstacle, ce qui procure évidemment un sentiment de toute-puissance inédit et grisant. Le jeu en profite pour exiger beaucoup de précision et de réflexion dans la résolution de ses puzzles, mais la manipulation du temps de "Braid" va bien au-delà d'une simple fonction "annuler" comme dans "Catrap"/"Pitman" (1990) ou "Prince of Persia : The Sands of Time" (2003)...

En effet, le jeu introduit très vite des niveaux ou des éléments de niveaux gérant le temps de façon anormale : certains éléments ne sont pas affectés par notre "rembobinage", des niveaux font avancer le temps lorsqu'on va vers la droite et le font reculer lorsqu'on va vers la gauche, remonter le temps dans certains niveaux génère une "ombre" qui reproduit les mouvements que notre héros a effectués dans l'intervalle, on acquiert la faculté de poser une orbe qui ralentit le temps autour d'elle, etc.
Toutes ces mécaniques sont très déstabilisantes, et malgré la simplicité du cadre de "Braid", elles en font un jeu unique où il faut réfléchir de façon vraiment différente, au point où le jeu semblait alors révolutionnaire. En fait, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que c'est justement le cadre "rétro" et minimaliste de "Braid" qui permet à son gimmick d'occuper le premier plan et d'en faire un jeu authentiquement transgressif ; il suffit de comparer "Braid" à "Blinx" (le "mascot platformer" en 3D sorti sur Xbox en 2002) pour s'en convaincre : empêtré dans les conventions du genre et le carcan de la complexité de la 3D, "Blinx" n'arrive jamais à faire de sa manipulation du temps autre chose qu'un gimmick ordinaire, c'est-à-dire qu'il épice une recette traditionnelle sans la bouleverser ni même la renouveler - résultat, "Blinx" est tombé dans l'oubli alors que "Braid" est un nouveau classique...

Un mot sur les graphismes de "Braid" : bien qu'en 2D, ils ont surpris à l'époque par leur sophistication, et cela pourrait sembler aller à rebours de la philosophie de la vague rétro. Il n'en est rien : d'abord, ce choix illustre ce que j'ai dit plus haut - si Jonathan Blow, l'auteur du jeu, a en effet décidé d'embaucher un graphiste professionnel (et donc de partager avec lui les bénéfices de son projet), c'est parce qu'il avait conscience que l'époque était très défavorable aux jeux en 2D et qu'une esthétique minimaliste aurait été un suicide commercial ; alors que quatre ans plus tard (sur le même magasin, le XBLA), le pixel art de "Fez" n'a posé aucun problème. Et ensuite, la raison principale est bien sûr que l'aspect visuel est secondaire : dans son fond ludique et en dehors de son gimmick, le level design de "Braid" renvoie à "Lode Runner" (1983) ou même au "Donkey Kong" des salles d'arcade (le jeu lui rend d'ailleurs ouvertement hommage, cf. la capture d'écran ci-dessus), ce qui le classe bien sûr dans la vague rétro.

En fait, j'aurais même tendance à relativiser l'importance des graphismes jusqu'à traiter "Portal" comme un jeu "rétro" à gimmick transgressif, même si le jeu de Valve Corporation est comme on l'a dit plutôt périphérique à la vague rétro...


Quand "Portal" est évoqué, on parle bien sûr aussitôt de son gimmick incroyable permettant de relier deux "trous" déplaçables à volonté grâce à un pistolet futuriste, ou on radote sur ses aspects narratifs (GLaDOS, le "companion cube", "the cake is a lie", etc.), mais on discute très peu d'un troisième élément pourtant fondamental au jeu, un élément qui permet l'existence des deux autres et qui était tout autant transgressif à l'époque : le minimalisme.

Quand "Portal" est sorti en 2007 par le biais de "The Orange Box", le monde vidéoludique était encore très marqué par "Half-Life²". Les deux premiers épisodes de "Half-Life" (1998 et 2004) avaient frappé les esprits grâce à l'intégration naturelle de leurs aspects narratifs et immersifs dans leur action, et le public s'attendait donc à avoir prochainement des nouvelles d'un "Half-Life 3" encore plus ambitieux, tant narrativement que dans l'échelle de son univers. Quand "Portal" a été décrit par Valve Corporation elle-même comme faisant partie intégrante de la continuité de la saga, le jeu a du coup été perçu comme un avant-goût de "Half-Life 3"...

Dans ce contexte, la découverte de ce que l'on décrivait plus haut (à savoir "une suite de petits défis segmentés se déroulant dans des salles stériles ramenées à leur contenu ludique") a beaucoup dérouté - la presse et une partie du public s'attendaient à voir l'équivalent vidéoludique de la bande-annonce de "Citizen Kane", et ils se sont retrouvés devant une version 3D de "Fire 'n Ice" ou "Adventure of Lolo" (NES). Le level design très dépouillé et très classique du jeu (avec des interrupteurs, des ascenseurs, etc.) a ainsi valu à "Portal" (on l'a oublié) quelques critiques dubitatives malgré son immense succès, l'idée dominante étant que son cadre minimaliste corsetait le jeu, le gimmick spectaculaire du pistolet à portails méritant, disait-on, un cadre du calibre d'un "Half-Life 3".

Or, comme pour "Braid" et "Blinx", c'est exactement le contraire : c'est parce que son cadre est "rétro" (dans ses mécaniques et sur un plan esthétique, immersif et narratif) que "Portal" a pu mettre son gimmick au premier plan et exploiter tout son potentiel ludique. La narration inhabituelle du jeu, qui a tant charmé, découle elle aussi de ce cadre : du propre aveu des développeurs, GLaDOS, le "companion cube", le laboratoire stérile, le principe des "tests", etc. ont été élaborés simplement pour justifier le minimalisme du jeu et guider le joueur de façon non intrusive, l'impact narratif de ces éléments n'ayant absolument pas été anticipé.

"Portal 2" est une bonne démonstration de cela : au lieu d'être "Half-Life 3", "Portal 2" a repris strictement la formule de "Portal", y intercalant simplement des segments narratifs bavards à l'écriture démonstrative et au gameplay simpliste façon "Où est Charlie ?", consistant bêtement à distinguer une surface grise susceptible de recevoir un portail dans un décor surchargé. Cette suite sortie quatre ans plus tard (que j'ai détestée, on l'aura compris) ne remet donc pas en cause les principes du jeu à gimmick transgressif respectés rigoureusement par le jeu original, elle se contente de greffer artificiellement des cinématiques plus ou moins interactives entre ses séquences de "tests" minimalistes afin de satisfaire les détracteurs du premier "Portal".

Après le succès de "Portal" puis de "Braid", de nombreux autres jeux ont adopté le modèle du jeu "rétro" à gimmick transgressif : d'autres jeux de puzzles comme "The Misadventures of P.B. Winterbottom" (qui repose sur la création de clones et que j'ai pour ma part préféré à "Braid") ou "Spewer" (jeu Flash de Edmund McMillen qui exploite formidablement la physique des fluides), mais aussi des jeux d'autres genres, comme "Fez" qui est un jeu de plateformes/aventure dont le gimmick surprenant joue sur les ambigüités d'un décor 3D représenté en 2D.


Une fois encore, la vague rétro s'illustre en étant bien plus qu'un simple retour aux sources, l'objectif étant toujours de revenir aux fondamentaux afin de se désencroûter de décennies de conventions, ce désencroûtement permettant ensuite de laisser le champ libre à de nouveaux concepts parfois révolutionnaires.

Mais les nouveaux concepts en question ne sont pas nécessairement des concepts ludiques, comme on va le voir maintenant avec le troisième et avant-dernier axe d'innovation de la vague rétro...

Troisième axe : les jeux à narration décalée

On l'a déjà dit ici plusieurs fois et je l'ai largement détaillé dans mon article sur "Force de Défense Terrestre 2017" : la vague rétro est survenue dans un contexte où le cinéma était devenu l'horizon indépassable du jeu vidéo ; mais il faut bien comprendre que cette évolution n'était déjà pas récente et remontait en vérité au milieu des années 1980. À cette époque, la crise d'Atari avait porté un coup rude à la formule du jeu "à scores" abstrait et dépouillé, les consoles de jeu japonaises commençaient à s'imposer et éloignaient petit à petit la logique vidéoludique de la simplicité des salles d'arcade, et même dans celles-ci, les progrès techniques, la banalisation du jeu multijoueur (jusqu'à six joueurs simultanément) et la généralisation de la possibilité de payer pour "continuer" après un échec faisaient basculer l'esprit de l'arcade depuis le jeu d'adresse des débuts, extension naturelle des stands des fêtes foraines et des flippers des cafés, vers le divertissement immersif à l'action moins rigoureuse mais spectaculaire revendiquant des codes narratifs classiques, avec un héros, un univers, des antagonistes, des enjeux, etc. clairement définis voire "réalistes".

Ainsi, même si certains jeux continuaient de mettre en avant leurs mécaniques ludiques (voire le scoring) dans un univers plus ou moins abstrait, le propos du jeu vidéo était moins en moins d'être défié et plus en plus de louer une tranche de dépaysement façon "Total Recall", le(s) joueur(s) se retrouvant le temps d'une partie plongé(s) dans une action reprenant tous les clichés de "Aliens", "Platoon", "Terminator", "Conan le Barbare", "L'Arme Fatale", "Les Aventuriers de l'Arche Perdue", "Rambo II", "Top Gun", un opus de "James Bond" quelconque, "Les Tortues Ninja", "X-Men", ou n'importe quel autre film, série TV ou bande dessinée dont le cadre se prêtait alors bien au jeu vidéo.
Par la suite, cette immersion s'est étoffée dans des jeux pour console ou PC plus longs tirant parti du format vidéoludique afin de procurer des émotions de manière plus originale et exclusive au médium ("Project Zero", "American McGee's Alice", "Silent Hill"), mais ces œuvres conservent malgré tout des bases narratives classiques aisément transposables en long métrage.

Les jeux à narration décalée de la vague rétro, quant à eux, ne sont pas raisonnablement transposables en long métrage : comme tous les jeux du mouvement, ils ont des mécaniques simples et épurées, une action très focalisée sur leurs mécaniques, un héros souvent dépersonnalisé voire inexistant, un univers minimaliste généralement abstrait, etc. - mais malgré tout cela, leur propos se trouve paradoxalement moins dans leur contenu ludique que dans les émotions qu'ils cherchent à provoquer chez le joueur.

L'exemple parfait de ce contresens apparent, c'est "World of Goo".


"World of Goo" est typique de la vague rétro : sorti en 2008 sur WiiWare juste au début du déferlement de la vague, il est l'œuvre d'un unique concepteur et fait suite, comme on l'a dit, à un prototype jouable distribué gratuitement sur Internet, "Tower of Goo". Le principe de "Tower of Goo" est très simple : dans un décor unique, de petites boules goudronneuses se baladent librement sur une structure ; en saisissant puis en "fixant" une boule sur la structure, on agrandit cette dernière, le but étant de bâtir la plus haute tour possible. Comme les boules sont caoutchouteuses, la tour oscille sans cesse, la difficulté étant d'éviter qu'elle se déforme voire se disloque à cause d'un poids trop inégalement réparti.

L'idée de "World of Goo" est de fusionner ce principe de construction avec "Lemmings" : le jeu présente de nombreux niveaux dans lesquels notre structure goudronneuse devra cette fois-ci atteindre un tuyau jouant le rôle de porte de sortie ; le tuyau aspirera alors les boules qui n'auront pas été "sacrifiées", puis nous mènera au niveau suivant si la quantité de boules restées libres dépasse un certain montant. Bien entendu, ce concept général s'enrichira petit à petit de différents types de boules, d'obstacles, et même de nouveaux principes fondateurs, mais le fond reste toujours le même, à savoir celui d'un jeu de construction en 2D où le joueur doit faire transiter un groupe d'éléments d'un endroit à un autre.

Assez logiquement, "World of Goo" a comme "Lemmings" un univers très abstrait, typiquement "jeu vidéo", qui n'aurait aucun sens pris littéralement. Il ne présente pas d'histoire au sens traditionnel du terme, même si de petites animations illustrent la transition entre certains niveaux (mais même "Pac-Man" avait de petits intermèdes). Le jeu ne comporte pas non plus de personnages à proprement parler, la seule chose s'en approchant étant le "Sign Painter", l'auteur invisible de textes laconiques affichés sur des panneaux qui servent de tutoriels et donnent des indices.
Le jeu n'est par ailleurs ni très long ni très difficile, offrant beaucoup moins de niveaux que n'importe quel opus de "Lemmings" et n'atteignant jamais la même complexité : "World of Goo" introduit régulièrement de nouvelles mécaniques, mais elles sont toujours très simples à comprendre et à maîtriser et se combinent assez peu entre elles, et ne sont de toute façon utilisées en général que dans deux ou trois niveaux avant de laisser la place à la suivante.

Et pourtant, "World of Goo" a reçu à sa sortie des notes excellentes, des critiques dithyrambiques, des récompenses prestigieuses et des recommandations enthousiastes, et il s'est très bien vendu. Comment l'expliquer ? Son gameplay est agréable et imaginatif, mais pas plus que "Lemmings" qui était alors considéré comme une relique...

La raison de ce succès, c'est qu'en dépit de l'absence d'univers plausible, d'intrigue ou de personnages, et même justement du fait de l'absence de ces éléments, "World of Goo" a réussi à surprendre et à émouvoir voire à bouleverser son public, se vivant moins comme un jeu de construction/puzzles que comme une authentique fable surréaliste manipulant des thèmes et des symboles forts.


En premier lieu, au lieu d'emprunter les procédés du cinéma, le jeu utilise le pouvoir évocateur du dessin : Kyle Gabler, l'auteur du jeu, a un style graphique très expressif voire expressionniste proche de celui de Tim Burton, avec le même mélange d'humour, de fantasmagorie et de macabre - chaque niveau de "World of Goo" a ainsi une puissance visuelle très prononcée, à la manière d'un tableau véhiculant par lui-même un ton, une ambiance, des thèmes, etc. avant même que l'action ne commence. L'impact de ces "tableaux" est renforcé par des musiques elles aussi de Kyle Gabler et elles aussi très expressives, rappelant (assez logiquement) les bandes originales de Danny Elfman. Les textes des panneaux signés par le "Sign Painter", quant à eux, stimulent et orientent l'imagination du joueur sans être jamais intrusifs, fournissant juste le contexte nécessaire pour relier les niveaux les uns aux autres dans une progression et une cohérence d'ensemble. Et enfin, l'action ludique proprement dite est porteuse de sens et d'émotions : selon que l'on commence dans l'obscurité crasseuse d'une faille pour se hisser lentement jusqu'à la lumière, que l'on mette le feu à notre structure afin de brûler vive une créature d'aspect inoffensif bloquant notre chemin, ou que l'on soit forcé de faire un tri entre les boules à sacrifier et celles à sauver dans un décor oppressant de larges cuves industrielles, le vécu n'est pas le même, surtout quand ce vécu est renforcé par les éléments déjà cités (dessin, musiques)...

Ainsi, sans mouvement de caméra ni événement "scripté" intempestif, en laissant simplement le joueur résoudre des puzzles, le jeu réussit à faire passer un véritable discours satirique, abordant des sujets comme l'écologie, la société de consommation, Internet... Dans un paysage vidéoludique où les jeux étaient strictement divisés entre "jeux à gameplay" et "jeux immersifs", ces derniers se soumettant comme on l'a dit aux règles cinématographiques, "World of Goo" était un OVNI, une transgression, et c'est ce qui a plu, surtout que l'impact émotionnel est ici d'autant plus fort que le procédé est atypique : "World of Goo" n'est jamais explicite ou littéral et se montre plutôt allusif, allégorique et poétique, ce qui facilite l'appropriation du propos du jeu par le joueur.

Dans les années qui ont suivi, les dogmes auparavant en vigueur concernant l'émotion, l'immersion et la narration dans le jeu vidéo ont tous été remis en cause, que ce soit avec d'autres jeux "rétro" à narration décalée (on peut par exemple citer "Time Fuck" de Edmund McMillen), des jeux expérimentaux comme "Journey", des jeux renouvelant le genre horrifique ("Penumbra", "Amnesia", "Slender"), ou des jeux qui pour le coup ont décidé à l'inverse de revendiquer leur nature narrative voire cinématographique en se dépouillant de toute mécanique ludique jugée non nécessaire (cette catégorie comprend entre autres les jeux souvent désignés par le sobriquet de "walking simulators").

Parmi les jeux "rétro" à narration décalée, un autre exemple mérite d'être détaillé puisqu'il incarne à l'extrême l'étrange dichotomie propre au genre entre des valeurs ludiques "rétro" et une vocation narrative ambitieuse ; ce jeu, comme beaucoup d'autres, est le fruit d'un unique auteur (Mike Bithell) et a commencé par un prototype gratuit en Flash (sorti en 2010) pour ensuite ressortir dans une version payante bien plus aboutie (en juillet 2012) : il s'agit de "Thomas Was Alone".


"Thomas Was Alone" est intéressant parce que son aspect rétro et son aspect narratif sont très faciles à dissocier, on pourrait dire qu'ils sont en quelque sorte "chimiquement purs". Ludiquement, le jeu correspond exactement à ce que l'on décrivait plus haut, à savoir qu'il reprend une base ludique familière mais qu'il l'épure considérablement : le jeu se base sur "The Lost Vikings", un jeu de puzzles/plateformes de 1992 où l'on devait guider trois vikings aux caractéristiques différentes, les faisant s'entraider en combinant leurs capacités afin de franchir divers obstacles jusqu'à atteindre la fin de chaque niveau. Ici, c'est la même chose, mais avec des rectangles au lieu des personnages et un décor totalement abstrait - on est donc bien dans un cadre "rétro" ; mais là où le jeu est original, c'est en greffant une narration sur cette action rétro : alors que l'on joue, un conteur parle (avec des sous-titres) et détaille les affects, réflexions et états d'âme (!) de nos rectangles face à chaque situation... et ça marche ! Alors que ce gimmick aurait pu paraître artificiel, la narration bouleverse effectivement notre perception de l'action, au point où même lorsque le conteur se tait, on se met à projeter soi-même la personnalité prêtée aux rectangles, on s'attache à eux, et on s'inquiète de ce qui va bien pouvoir leur arriver, quelle que puisse être par ailleurs la qualité du jeu en tant que jeu (son gameplay est hélas plutôt médiocre et approximatif).

Alors que "World of Goo" utilisait surtout le dessin pour construire un propos artistique à partir d'un jeu au gameplay très épuré, la méthode utilisée ici s'approche de la littérature, les textes du conteur étant très bien écrits et interprétés : encore une fois, on voit bien que l'influence du cinéma dans le jeu vidéo n'est pas une fatalité, même lorsqu'il s'agit de porter un discours ou des émotions.

Avant d'aborder le quatrième et dernier axe d'innovation de la vague rétro, j'aimerais insister sur les jeux "rétro" à narration décalée avec un troisième exemple, très significatif car son univers n'est pas abstrait au contraire des deux exemples précédents ; en fait, le contexte du jeu est même singulièrement réaliste puisqu'il pastiche l'Union soviétique des années 1980 : dans "Papers, Please" de Lucas Pope (2013), on incarne en effet un agent de l'immigration chargé de contrôler les gens voulant entrer en Arstotzka, pays soviétique fictif en proie à de grandes tensions politiques et économiques - on doit vérifier si les papiers sont en règle (règles qui évoluent constamment et s'accumulent), s'assurer que lesdits papiers correspondent bien à la personne, détecter toute tentative de passage de contrebande, etc.

Dans un cadre pareil, rappelant celui de films prestigieux comme "La Vie des autres" (2006), on pourrait s'attendre à un jeu misant tout sur sa narration ; mais en réalité "Papers, Please" n'a pas d'histoire proprement dite : son héros est anonyme et on ne sait rien de lui (il obtient littéralement son poste au hasard, par loterie), il ne s'exprime pour ainsi dire jamais au cours du jeu à part quelques questions de relance quand les papiers ne sont pas en règle, ses interlocuteurs sont très majoritairement générés aléatoirement et ils sont tous laconiques et peu développés, le décor du jeu reste toujours le même, les actions à effectuer varient peu, la famille du héros est un enjeu central mais reste virtuelle jusqu'au bout (après chaque journée de travail, on est payé en proportion du nombre de dossiers traités, ce qui permet de s'acquitter du loyer, du chauffage, etc. afin d'assurer notre confort et celui de notre famille - il y a l'épouse, le fils, la belle-mère et l'oncle, énumérés ainsi dans une liste sans nom, photo ni description, dépendant tous de nous et pouvant tomber malade et mourir si l'on n'y prend pas garde), et les enjeux autres que personnels sont délibérément flous.


L'univers de facto très minimaliste, l'absence d'intrigue ou de personnage clairement définis, l'action focalisée sur des mécaniques ludiques très pures et très simples (il suffit de suivre un algorithme), la sobriété de l'esthétique en pixel art (qui rappelle beaucoup le style des jeux de simulation sur ordinateurs 8-bit, le Commodore 64 en particulier) - tout cela fait clairement de "Papers, Please" un jeu "rétro" à narration décalée : le véritable intérêt du jeu est immersif (son gameplay n'est ni très profond ni très agréable), mais les procédés habituels du cinéma (personnalisation et dramatisation de l'action) ne sont pas utilisés, l'immersion passant ici par le biais de l'activité ludique elle-même.

Tout le génie de "Papers, Please" est là : il ne cherche pas à construire un récit mais à nous projeter dans une situation, chose que le cinéma fait dans le meilleur des cas de façon indirecte et elliptique (et donc imparfaite) alors que jeu vidéo le fait naturellement, par sa définition même ; et en l'occurrence, la situation d'un agent de l'immigration en Arstotzka est épouvantable puisqu'elle est à la fois oppressante et compromettante : les journées de travail sont minutées, les règles et les procédures deviennent rapidement kafkaïennes, le bureau dont on dispose est exigu et on y superpose donc les papiers jusqu'à les perdre de vue, le livret de règles (qui détaille aussi les noms des pays, les différents districts, les sceaux officiels, etc.) n'est vraiment pas pratique à feuilleter, les risques d'attentat sont constants (quelqu'un force régulièrement la frontière et tue des gardes avant de se faire tuer) avec à la clef une perte de revenus brutale puisque le poste-frontière est alors fermé immédiatement, on doit payer une amende pour chaque erreur commise après la deuxième dans la même journée, tout cela faisant qu'il est très difficile et très éprouvant de gagner assez d'argent pour survivre (si on finit une journée en étant endetté ou si l'intégralité de notre famille meurt, le jeu s'arrête) - dans un tel contexte, on comprend donc que la morale ne soit pas forcément notre priorité...

Le gameplay de "Papers, Please" comporte en effet deux niveaux : au premier niveau, il s'agit bêtement de suivre un algorithme le plus vite possible afin de garantir le bien-être de notre famille grâce à l'argent ainsi gagné, mais au second niveau, on peut réaliser diverses actions en marge de cet algorithme pour accomplir certains objectifs pouvant influencer la conclusion du jeu, ces actions violant parfois les règles et pouvant nous priver d'une part de nos revenus voire nous exposer dangereusement. Par exemple, on peut par empathie choisir de laisser passer une femme dont les papiers ne sont pas en règle afin qu'elle et son mari ne soient pas séparés, ou refuser l'entrée à un homme en règle car il s'agit d'un proxénète qu'une de ses victimes nous supplie de bloquer à la frontière. Sur la durée, on pourra aussi aider une organisation secrète, EZIC, à renverser le régime, ou, de manière moins idéaliste (mais ça peut sauver la vie à nos proches), se livrer à la corruption afin de gagner des marges de manœuvre financières. En fin de journée, quand il faut payer les factures, on peut également décider de se passer de nourriture ou de chauffage pendant 24 heures et ainsi faire des économies, et si un membre de notre famille tombe alors malade, le priver de médicaments pourra entraîner une mort plus ou moins rapide et plus ou moins souhaitée (le jeu devient plus facile avec moins de bouches à nourrir).


Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que contrairement à la plupart des autres jeux comportant des choix moraux, rien n'est jamais appuyé ou mis en scène dans "Papers, Please" : il n'y a pas de voie triomphale et romancée menant à une "bonne" fin, mais une longue suite de petites décisions plus ou moins minables et contradictoires que l'on aura prises dans l'urgence au fil du gameplay.

Car comme je l'ai dit plus haut, l'objectif de "Papers, Please" est de nos oppresser et de nous compromettre ; aucune des actions à notre disposition n'est réellement satisfaisante : les règles que l'on doit appliquer sont souvent inefficaces ou injustes et elles nous mettent évidemment mal à l'aise, mais elles permettent cependant d'intercepter beaucoup d'armes, de drogue et d'authentiques criminels, et contrairement à ce que prétendent certains, le jeu ne condamne pas les frontières dans leur principe... le régime de l'Arstotzka est clairement autoritaire et corrompu, mais EZIC ne vaut guère mieux, recourant aux attentats aveugles, aux menaces, aux mensonges et à la corruption... même nos actions charitables sont discutables - laisser passer une femme qui nous supplie de ne pas la séparer d'avec son mari est valorisant, mais rien ne prouve son histoire puisque les faux papiers sont très courants, et on sépare peut-être beaucoup d'autres familles sans le savoir puisque la plupart des gens ne se plaignent pas ; où finit la charité et où commence l'arbitraire ? Et il y a aussi le fait tout simple que l'on se montre moins sensible à la détresse des autres quand on est étranglé financièrement - un dossier traité en moins ou une amende en plus peut entraîner la mort d'un proche...

"Papers, Please" nous oblige à nous salir les mains et nous amène à réfléchir par le biais d'une surprenante économie de moyens : un gameplay basique, une réalisation minimaliste, peu ou pas d'histoire, aucun personnage fort, mais un esprit de simulation très bienvenu, des mécaniques extrêmement bien pensées, et une myriade de petites situations qui nous prennent très efficacement en tenaille, nous montrant que rien n'est simple et faisant ainsi preuve de plus de pertinence et d'humanité que "La Vie des autres", ce film étant à mon avis désespérément manichéen, superficiel, et caricatural jusqu'au ridicule.

Mais après avoir peut-être passé trop de temps sur les jeux "rétro" à narration décalée, les sujets de l'immersion et de la narration dans le jeu vidéo me semblant cruciaux, il est désormais grand temps d'enfin aborder le quatrième et dernier axe d'innovation de la vague rétro, qui est incidemment celui emprunté par "Rogue Legacy"...

Quatrième axe : le croisement de genres

Le jeu vidéo, comme la plupart des autres formes artistiques, a une histoire qui commence par le récit d'une complexité croissante, chose particulièrement vraie dans son cas du fait de son statut initial de gadget technologique : il fallait en faire toujours plus, avec plus de couleurs, plus de pixels, plus de sprites affichés simultanément, plus de plans dans les scrollings parallaxes, etc. puis avec des graphismes en 3D affichant toujours plus de polygones, des textures toujours plus détaillées, etc.


Le gameplay a progressé de la même façon, et s'est en fait soumis pour une bonne part aux progrès techniques, courant après la technologie comme on court pour rattraper un train : "désormais, on peut faire telle chose, quel jeu pourrait-on faire qui exploiterait cette possibilité sans se laisser distancer par la concurrence" ? La complexité dans le jeu vidéo s'est ainsi longtemps construite par couches superposées, par addition constante, créant de nouveaux genres par ramification en spécialisant toujours plus les genres déjà existants par l'ajout de telle ou telle caractéristique (c'est criant dans le shoot 'em up par exemple). Évidemment, il a pu arriver durant cette période que l'on emprunte des mécaniques à d'autres genres, mais toujours en greffant ces emprunts par-dessus les acquis du genre initial, et donc sans changer ce dernier en profondeur : jusqu'à la vague rétro, l'arbre de l'évolution vidéoludique a ainsi gardé une structure très lisible et très "sage" pour ne pas dire rigide, avec des genres qui se succèdent très nettement tout en conservant l'ensemble des "progrès" accumulés au fil du temps.

Au bout d'un moment, ce modèle basé sur l'addition perpétuelle a atteint ses limites et a mené à des impasses : par exemple, le jeu de plateformes en 3D a fini par produire des jeux avec des décors trop grands et trop compliqués, trop de personnages jouables, trop de mouvements possibles, trop de choses à faire, etc. au point de totalement noyer le plaisir de base du genre. Afin d'éviter ce problème, les jeux ont alors amélioré leur ergonomie et ont pris soin d'assister le joueur pour qu'il ne se sente jamais surchargé, ce qui à son tour a généré d'autres problèmes (linéarité, difficulté insuffisante, sentiment de ne pas être assez libre)... Cumulé avec la rigidité des genres vidéoludiques, cet "assistanat" visant à compenser une trop grand complexité a achevé d'encroûter le jeu vidéo.

Les jeux de la vague rétro pratiquant le croisement de genres, au lieu de construire leur complexité par addition, procèdent quant à eux par soustraction puis en quelque sorte par multiplication : comme tous les jeux de la vague, ils reviennent aux bases de leur genre en se dépouillant de tout le superflu accumulé au fil du temps, puis croisent ces bases avec celles d'un autre genre. Comme ce croisement est effectué à "bas niveau" sur un genre réduit à ses fondamentaux et non sur un genre devenu obèse au fil de son histoire, il produit un genre nouveau, inédit, qui par effet domino génère de multiples mécaniques induites totalement nouvelles : comme pour les jeux "rétro" à gimmick transgressif (ou, d'ailleurs, pour les jeux "rétro" en général), injecter un concept au sein d'un genre a naturellement d'autant plus de conséquences que l'on est préalablement revenu à l'essentiel.

Un très bon exemple de cela, c'est la série des "Bit. Trip", et plus particulièrement son épisode fondateur, "Bit. Trip Beat", dont on peut voir une image ci-dessous : "Bit. Trip Beat" opère une "soustraction" spectaculaire puisqu'il revient à un ancêtre du jeu vidéo, "Pong", qu'il croise avec le concept d'un jeu musical - chaque fois que notre raquette y renvoie une balle, une note de musique est jouée, les renvois de balle successifs composant une mélodie. Partant de là, il est alors logique pour le jeu de ne plus confronter le joueur à une raquette adverse mais à une suite de balles volant vers nous, à la manière des ennemis dans un shoot 'em up à la "Gradius", puis il est logique d'affecter différents comportements aux balles selon leur couleur, il est aussi pertinent de moduler la difficulté du jeu en fonction de l'aide mnémotechnique et prédictive apportée par la musique, etc.


À partir d'un concept simple né du croisement entre deux genres réduits à leurs fondamentaux, "Bit. Trip Beat" construit ainsi étape par étape les éléments d'une expérience radicalement nouvelle. Les autres jeux de la série procèdent de la même façon, reprenant pour la plupart des concepts de jeux Atari 2600 parfois simplifiés, toujours croisés avec la logique d'un jeu musical - il est d'ailleurs intéressant de constater qu'un des épisodes où la symbiose avec la musique est la moins convaincante, "Bit. Trip Fate", est le jeu dont le modèle est le plus évolué ("Forgotten Worlds", 1988), illustrant là encore que soustraire, c'est parfois ajouter...

De nombreux autres jeux de la vague rétro ont ainsi pratiqué le croisement de genres : "Crypt of the NecroDancer" croise lui aussi un genre (le dungeon crawler) avec le concept d'un jeu musical, "SteamWorld Dig" est un mélange étonnamment efficace entre "Boulder Dash", un jeu de gestion, et des segments de gameplay à la Zelda, "Space Invaders Extreme" (cf. plus haut) revient aux bases du premier "Space Invaders" (1978) croisées avec un jeu de puzzles où l'on doit "matcher" les éléments de même couleur...

Mais parmi tous ces jeux, il y en a un qui mérite tout particulièrement notre attention, son concept de croisement ayant mené à une véritable révolution : on dit souvent que ce jeu a créé un nouveau genre, mais le phénomène va en réalité bien au-delà, il s'agit plutôt d'un authentique schisme au sein du jeu vidéo - je veux parler de ce qu'on surnomme parfois "Rogue-lite", et de "Spelunky".

On l'a dit plus haut, "Spelunky" descend de "Spelunker" et "Rick Dangerous" : on y joue un héros à la Indiana Jones explorant de vastes environnements souterrains antiques et exotiques truffés d'ennemis et de pièges, l'objectif étant de ressortir vivant de son expédition en ayant raflé le plus d'or et de trésors possible. À première vue, le jeu semble très proche de ses modèles, avec des ennemis, des obstacles et des décors très familiers, et un gameplay typé "die & retry" très similaire.

Mais tout est bouleversé, cependant, par un croisement de genres inattendu : si l'action de "Spelunky" n'a rien de remarquable, sa structure reprend curieusement celle de "Rogue", le dungeon crawler de 1980. Créé sous UNIX, joué au tour par tour et représenté de façon très simple par une vue du dessus affichée en caractères ASCII, "Rogue" se distinguait à l'époque par trois particularités :
  • Son environnement est généré aléatoirement, tout en réservant certaines caractéristiques à certains niveaux du donjon. On ne peut pas rejouer à un même donjon : après un Game Over ou après avoir gagné le jeu, tout sera régénéré.
  • Les monstres rencontrés et l'or et l'équipement à collecter sont eux aussi répartis semi-aléatoirement, on devra donc composer avec ce que l'on trouve et adapter ses stratégies bon gré mal gré.
  • Le jeu permet une grande liberté : on peut aller et venir sans contrainte au sein d'un même niveau, contourner certains monstres avant qu'ils ne nous voient, fuir les combats ou les provoquer afin d'obtenir des récompenses, etc.
La base ludique "action/plateformes" de "Spelunky" s'harmonise spectaculairement bien avec tous ces principes, même si ceux-ci avaient été conçus près de trente ans auparavant pour un jeu de rôle à la "Donjons & Dragons"...


Le gameplay de "Spelunker" et de "Rick Dangerous" repose tout entier sur la mémorisation de leur level design : ces jeux sont très durs, avec des morts brutales parfois difficiles à anticiper ; on doit donc y progresser en tâtonnant, en élaborant essai après essai une suite d'actions optimale qu'il faudra ensuite apprendre par cœur puis reproduire à la perfection.

Malgré l'affiliation évidente de "Spelunky" à ces deux jeux, sa structure empruntée à "Rogue" propulse son gameplay aux antipodes de ses modèles : comme ses niveaux sont générés aléatoirement, on ne peut évidemment plus les apprendre par cœur, et comme ils sont eux aussi impitoyables (avec des obstacles pouvant mettre fin à notre partie en un seul coup), il faut substituer au par cœur de la prudence, de la planification, et une grande réactivité. La génération aléatoire du décor, les ressources et les ennemis répartis aléatoirement et la liberté permise par le jeu, les trois caractéristiques de "Rogue", se combinent idéalement pour transformer une expérience originale très répétitive, où les mêmes séquences étaient reproduites encore et encore en "pilotage automatique" sans réfléchir, en une expérience rigoureusement inverse, où il faut constamment être aux aguets, préparer différentes stratégies, savoir faire preuve d'initiative, de vivacité, d'adaptabilité...

Un exemple concret illustre parfaitement ce renversement de philosophie : les explosifs. Dans "Spelunker", "Rick Dangerous" et "Spelunky", notre clone d'Indiana Jones peut en effet utiliser des explosifs afin de détruire certains obstacles et ainsi continuer sa progression, mais leur usage diffère radicalement entre "Spelunky" et ses deux ancêtres : dans les deux jeux des années 1980, les explosifs jouent en réalité le même rôle que des clefs qui ouvriraient des portes - notre héros y sera bloqué à des endroits précis, à moins de pouvoir "déverrouiller" ces passages à l'aide d'explosifs collectés auparavant eux aussi à des endroits précis, à la façon des clefs dans "The Legend of Zelda".
Dans "Spelunky", tous les niveaux peuvent être parcourus jusqu'à la fin sans utiliser le moindre explosif, leur usage n'est donc pas planifié par le level design du jeu ; ce sont des outils facultatifs que l'on est libre de collecter (ou non) comme les autres ressources, que l'on pourra acheter (ou non, en fonction des stocks) aux marchands tenant boutique un peu partout, et qui serviront (ou non) à des fins variées : neutraliser des pièges, tuer des ennemis, ou bien faire sauter des pans entiers du décor, puisqu'une importante spécificité de "Spelunky" est l'entière destructibilité de ses environnements.
Ainsi, d'une partie de "Spelunky" à l'autre, selon l'agencement des niveaux, la répartition des ressources et des ennemis, les stocks en vente chez les marchands, etc. et surtout selon nos arbitrages, on pourra se retrouver avec de grandes quantités d'explosifs ou au contraire très peu, et on devra alors évidemment jouer de façons différentes, les explosifs permettant notamment de créer des raccourcis spectaculaires. Malgré ce fort facteur aléatoire, le jeu reste équilibré puisque les parties comportant moins d'explosifs offriront en général d'autres outils tout autant intéressants ; ce sera au joueur de savoir trancher entre les options à sa disposition afin d'exploiter au mieux chaque configuration...


Le cœur de "Spelunky" est donc l'improvisation, le talent de savoir saisir les bonnes opportunités dans un décor qui ne suggère pas l'action, ce qui était extrêmement transgressif à l'époque - au-delà de la génération aléatoire, la philosophie de level design du jeu tranche en effet nettement par rapport au contexte dans lequel sa version gratuite est sortie fin 2008 : le paysage vidéoludique était alors dominé par une vision très "japonaise" du level design, imposée par le triomphe de l'arcade et des consoles de jeu japonaises jusqu'aux années 2000 ; il fallait toujours proposer des niveaux parfaitement lisibles, avec un chemin principal évident, des chemins secondaires très hiérarchisés, des ennemis et des récompenses répartis harmonieusement, etc. dans le but d'anticiper l'expérience du joueur, et ainsi lui présenter les niveaux les plus fluides, les plus agréables et les plus équilibrés possible, sans confusion, sans temps mort, et sans rien de superflu.

On l'a oublié, mais cette vision du "bon" level design n'a pas toujours été hégémonique : sur les micro-ordinateurs occidentaux des années 1980 et 1990 régnait plutôt un esprit de simulation ; on y construisait alors de gigantesques espaces ouverts et complexes qui ne présentaient pas particulièrement de chemin principal, l'idée étant d'offrir des univers riches mais "neutres" semblant exister indépendamment des actions du joueur, ledit joueur devant s'y débrouiller et tracer sa propre route.
Ainsi, "Atic Atac", "Jet Set Willy", "Sabre Wulf", "Sorcery", "Knight Lore", "Impossible Mission", "Paradroid", "Saboteur", "Spindizzy", "Cauldron II" ou "Sepulcri", tous sortis sur ZX Spectrum, Commodore 64 ou Amstrad CPC et appartenant à des genres très variés (2D vue de côté, 2D vue du dessus, 3D isométrique), proposaient tous des environnements non hiérarchisés à la circulation libre et interconnectée, avec certains éléments cruciaux bien souvent tirés au hasard : point de départ du jeu, emplacement et nature des objets à collecter, voire même mission à accomplir. "Impossible Mission" (1984) est d'ailleurs un cas d'école puisqu'il correspond exactement à la définition du "Rogue-lite", avec un labyrinthe, des comportements ennemis et des ressources tirés aléatoirement à chaque partie, 24 ans avant "Spelunky" - on le voit, "Rogue" n'était alors pas un cas isolé !
Dans ces jeux, la notion même de "chemin principal" n'a en fait pas grand sens, et le level design s'autorise tout : longs culs-de-sac sans rien d'intéressant au bout, chemins multiples menant au même endroit, zones cachées jusqu'à l'invisible, segments facultatifs extrêmement dangereux mais n'offrant pas de récompense proportionnée (voire aucune), embranchements peu clairs au risque de faire tourner le joueur en rond... cette philosophie se retrouve même dans des jeux d'action découpés en niveaux avec une logique plus "arcade", comme les deux premiers "Turrican" ou "Alien Breed" sur Amiga : dans ces jeux, on peut finir un niveau en ayant ignoré la moitié (!) de son contenu, et "Turrican II" ose nous imposer de sauter dans un trou d'apparence mortelle afin de quitter la première aire de son premier niveau, revendiquant d'emblée une certaine vision du level design... à tout cela, il faut ajouter les jeux dépourvus de level design au sens traditionnel du terme, ces jeux proposant plutôt de vastes écosystèmes fonctionnant comme de grandes arènes, comme par exemple "Elite", "Turbo Esprit", "Sapiens", "Tau Ceti" ou "Starglider 2", tous très emblématiques de l'ambition des jeux sur micro-ordinateurs d'alors, cherchant à créer de véritables mondes virtuels.


"Spelunky" renoue avec cette vision "occidentale" du level design (appellation imparfaite puisque "Metroid" sur NES, par exemple, en fait partie) en proposant des environnements où le joueur doit comprendre les choses par lui-même, se repérer par lui-même, et décider par lui-même quelles zones parcourir et quelles zones ignorer, sans qu'une entité semi-divine ne le pousse dans la bonne direction ni ne lui ait préalablement mâché le travail...

Car la vision "japonaise" du level design n'est pas sans défaut : sa recherche de la "perfection" la rend très divertissante et efficace, mais elle a le gros inconvénient d'empiéter sur les initiatives du joueur en devenant à terme bien trop prévisible - après des années de domination où les caractéristiques du level design "occidental" ont été absurdement traitées comme des fautes "objectives", les joueurs ont en effet eu tout le temps d'intégrer les codes permettant d'anticiper les intentions des auteurs d'un jeu "japonais", au point d'avoir parfois l'impression de simplement relier des pointillés. En soi, ça n'est pas nécessairement un problème, mais comme toujours, le monopole cause la lassitude puis l'envie de changement ; et la volonté de contrôler l'expérience du joueur afin qu'elle reste la plus "parfaite" possible a fini par agaçer, étouffant le joueur à force de le guider, le manipuler, voire l'infantiliser.

En croisant sa formule de jeu d'action avec "Rogue" et en reprenant la philosophie de level design qui va avec, "Spelunky" a innové dans un contexte assez hostile en rappelant que l'incertitude, la redondance, l'appréhension, la confusion, et surtout la sensation d'être seul dans un jeu, sans "dieu" qui aurait tout arrangé et planifié pour nous, sont aussi des éléments qui ont leur place dans le jeu vidéo, et méritent attention et respect. Son level design "neutre" et ouvert, très déconcertant pour l'époque, autorise par ailleurs des performances surprenantes, une partie victorieuse pouvant notamment être spectaculairement courte.

La version gratuite de "Spelunky", malgré sa nature révolutionnaire, n'aura obtenu qu'un succès assez confidentiel, mais elle aura surtout inspiré directement deux jeux commerciaux qui eux allaient avoir un impact considérable et entraîner le phénomène du "Rogue-lite" : le premier de ces jeux est "The Binding of Isaac" de Edmund McMillen, énorme succès sorti originellement en 2011 (décidément, l'auteur de "Super Meat Boy" aura contribué à chaque axe d'innovation de la vague rétro, avec le génie particulier de savoir analyser les idées des autres pour mieux se les approprier, les sublimer, puis les rendre populaires), et le second jeu est, comme son nom l'indique... "Rogue Legacy", sorti deux ans plus tard en 2013 !

La chose intéressante, ici, est que les "Rogue-lite" ont exploré des genres variés dès le début : l'action de "The Binding of Isaac" mélange "Smash TV" et les donjons du premier "The Legend of Zelda", elle est donc vue du dessus et repose beaucoup sur des combats en arènes fermées avec quelques éléments d'exploration et de gestion des ressources (clefs, bombes, énergie, cœurs) ; alors que "Rogue Legacy", comme on l'a dit, pastiche "Symphony of the Night" - ni l'un ni l'autre n'a donc le moindre rapport avec l'action de "Spelunky", ni avec l'action de l'autre...


Mais aussi dissemblables que puissent être ces trois jeux en matière d'action, tous croisent leur genre avec "Rogue" et reprennent sa structure ; ils procurent par conséquent des sensations comparables : on a déclaré plus haut que les salles de "Rogue Legacy" étaient "interchangeables" et que son labyrinthe rappelait des jeux sur micro-ordinateurs 8-bit, mais cela vient tout bonnement de l'application des principes de "Rogue" - les salles de "Rogue Legacy" semblent interchangeables parce qu'elles sont effectivement interchangées par la génération aléatoire à chaque essai, et son level design rappelle le style "occidental" parce qu'il présente une certaine liberté d'exploration, différents choix stratégiques possibles, la nécessité de savoir improviser, etc.

Plus haut, on a aussi signalé que "Rogue Legacy" était doublement addictif grâce à son action "arcade" combinée avec les marges de manœuvre laissées au joueur, mais la génération aléatoire du labyrinthe du jeu accroît encore cette addiction puisqu'elle évite tout sentiment de répétition, faisant de "Rogue Legacy" un jeu difficile à lâcher. Le labyrinthe de "The Binding of Isaac" est moins ouvert et plus monotone, mais le jeu propose une quantité et une variété impressionnantes de powerups tirés aléatoirement qui altèrent radicalement notre façon de jouer, d'autant plus qu'ils sont cumulatifs : on enchaîne donc les parties sans se lasser, en se demandant sur quel type de combinatoire on va bien pouvoir tomber cette fois-ci...

"The Binding of Isaac", "Rogue Legacy", et la ressortie de "Spelunky" dans une version améliorée et payante (qui est celle que j'ai choisi d'illustrer dans cet article), grâce à leur succès populaire et critique, auront marqué le coup d'envoi du "Rogue-lite" : soudain, "Rogue" était absolument partout et était croisé avec tous les genres, avec une formule ajustée aux besoins de chaque jeu - ainsi, beaucoup de jeux d'action ont utilisé la génération aléatoire du "Rogue-lite" pour évacuer la question du level design à la façon du jeu d'arcade "Berzerk" (1980), avec des arènes très génériques mettant au premier plan les mécaniques du jeu et la rejouabilité ("Downwell", "Nuclear Throne") ; d'autres jeux ont au contraire choisi de générer des environnements complexes et spécifiques que le joueur devra explorer et analyser soigneusement s'il veut pouvoir y survivre ("The Swindle") ; d'autres encore ont poussé à son paroxysme l'aspect tactique du "Rogue-lite", avec une grande place laissée à la gestion des ressources (armes, équipement) ainsi qu'à l'élaboration libre d'une stratégie ("CRYPTARK", cf. ci-dessous et qui est sans doute mon "Rogue-lite" préféré) ; etc.

Avec des genres, des formules, et des univers extrêmement distincts (twin stick shooter, jeu d'exploration et de survie, jeu de rôle, "metroidvania", jeu de plateformes, shoot 'em up horizontal, jeu de stratégie en temps réel ou au tour par tour, first person shooter, beat 'em up, jeu d'infiltration, tower defense, jeu de gestion, etc.), le "Rogue-lite" a en réalité fait preuve d'autant de variété que les jeux à level design "statique", provoquant une révolution qui allait scinder le jeu vidéo en deux et participer à une remise en cause générale de la vision "japonaise" du level design...


En effet, au-delà de la formule du "Rogue-lite", l'esprit de simulation et la philosophie du level design "neutre" se sont développés grâce à un usage élargi de la génération procédurale, qu'il s'agisse de recréer les environnements après un échec ou de générer des aires de jeu quasi infinies : ainsi, beaucoup de jeux d'action ne correspondant pas au schéma du "Rogue-lite" ont néanmoins utilisé le même type de décors aléatoires ("Ape Out", par exemple), et le succès incroyable de "Minecraft" aura remis au goût du jour la vision vidéoludique de "Elite" (1984), à savoir la création d'une immense aire de jeu pérenne où le joueur peut évoluer en toute liberté, déterminant lui-même ses objectifs et les moyens d'y parvenir, une même partie pouvant se prolonger sur plusieurs mois voire plusieurs années sans avoir fait le tour de l'environnement généré à son tout début.

Ici aussi, alors que "Minecraft" a des origines très humbles fermement ancrées dans le "rétro" (petit projet d'un seul développeur, graphismes low poly avec des textures en pixel art grossier), son succès aura durablement bouleversé le paysage vidéoludique, suscitant des émules depuis "Terraria" jusqu'à l'ambitieux "No Man's Sky"...

Le retour aux sources est une remise en cause

Naturellement, les quatre axes détaillés ci-dessus de sont pas des catégories "étanches" : par exemple, "Bit. Trip Runner" est à la fois un hardcore platformer et le produit d'un croisement de genres, "Braid" est à la fois un jeu à gimmick transgressif et un jeu à narration décalée, etc. Ce n'est pas important puisque le rôle de ces catégories n'est pas d'étiqueter ou de classer, mais de servir d'outil pour comprendre à quel point la vague rétro, bien loin de l'image de rabâchage nostalgique qu'en ont certains, a en réalité ringardisé l'essentiel de la production vidéoludique d'alors.

Le retour aux sources n'est pas nécessairement un simple retour en arrière, c'est d'abord une remise en cause : une remise en cause de tout ce qui a été fait dans l'intervalle, bien sûr, puisqu'on le met de côté tout en doutant de sa pertinence, mais aussi une remise en cause des sources elles-mêmes, puisqu'en s'en rapprochant, on est amené à les réexaminer et à les questionner.

Ainsi, les quatre axes d'innovation de la vague rétro auront chamboulé des notions aussi déterminantes et fondatrices que les vies dans le jeu vidéo, le concept d'échec ou d'endurance, l'évidence du modèle cinématographique quand il s'agit de raconter ou tout simplement d'exprimer quelque chose, l'organisation des genres au sein du jeu vidéo voire la notion même de genre, l'emprise du level design "japonais" et plus généralement la place à accorder au level design, ainsi que des normes pourtant établies comme la gravité, la logique de représentation en 2D ou en 3D, l'écoulement du temps, la continuité spatiale, etc.


La vague rétro a su conquérir les joueurs grâce à sa simplicité et à son accessibilité, mais c'est son questionnement continuel des fondamentaux vidéoludiques qui a paradoxalement associé le "rétro" à la modernité : en multipliant les "twists", les transgressions et les expérimentations, la vague rétro est très vite apparue plus innovante qu'une énième étape dans la quête du photoréalisme... Délicieuse ironie : alors que l'on sortait d'une époque où "archaïque" était une sentence de mort commerciale et où la surenchère graphique était l'obsession de l'industrie vidéoludique, voilà que des gros pixels en 2D devenaient synonymes d'avant-guarde, de créativité et d'audace, au point de redéfinir la façon dont on percevait le progrès...

Une difficulté en trompe-l'œil

Avant d'enfin (!) conclure cet article, il me reste à examiner un aspect spécifique de la vague rétro, qui revêt une importance toute particulière dans le cas de "Rogue Legacy" : la gestion de la difficulté.

On l'a déjà brièvement évoqué : quand la vague rétro est survenue, certains joueurs étaient en manque de jeux réellement difficiles à cause d'un paysage vidéoludique pris en tenaille entre une tendance "casual" (dont les jeux étaient très faciles afin de séduire le public non-joueur) et une tendance "cinématographique" (qui présentait une difficulté franchement modérée pour ne pas dire factice afin de garder un rythme fluide et ne pas gêner la narration). Sur ce plan, la vague rétro portait la promesse du retour à une logique "old school", avec des mécaniques ludiques simples et accessibles mais qu'il faut savoir maîtriser parfaitement avant de prétendre pouvoir progresser.

Comme on l'a déjà détaillé, cette promesse a été largement tenue, mais il convient de la relativiser : si "Megaman 9" est bel et bien revenu à une difficulté typique de la NES, c'est plutôt un cas isolé - "Maldita Castilla" a par exemple une difficulté beaucoup plus souple que "Ghosts'n Goblins" (contrairement à ce qu'il laisse croire au début), et "Geometry Wars" a une boucle de jeu tellement courte que sa difficulté n'est pas problématique. C'est d'ailleurs la stratégie principale des jeux de la vague rétro, à l'instar des jeux "hardcore" dont la formule a été analysée plus haut : proposer des défis très difficiles, mais ménager la frustration du joueur et respecter son temps investi dans le jeu en raccourcissant les redites en cas d'échec et en sauvegardant régulièrement les progrès obtenus. Dans le même ordre d'idées, certains jeux permettent de "rembobiner" les dernières actions (c'est devenu un standard dans à peu près tous les jeux de puzzles), alors que d'autres renouvellent leur expérience grâce à la génération aléatoire... au bout du compte, on se retrouve ainsi assez loin de la difficulté de "Castlevania" sur NES ou de "Super Ghouls'n Ghosts" sur SNES.

La gestion de la difficulté de "Rogue Legacy", quant à elle, est particulièrement originale et transgressive...


On l'a dit, "Rogue Legacy" est un "Rogue-lite", sa difficulté devrait donc être ménagée par les procédés typiques de cette formule : en proposant des parties (même victorieuses) assez courtes (de la durée d'un jeu d'arcade), en offrant une action très directe et nerveuse (réessayer est bien moins frustrant quand il n'y a pas de temps mort), en s'axant autour de mécaniques dont la courbe d'apprentissage est extrêmement marquée (avec des premières parties catastrophiques mais des progrès radicaux dès que l'on commence à s'investir), et bien entendu, en régénérant le level design à chaque essai (ce qui évite la lassitude).

"Rogue Legacy" exploite tout cela, mais repose en priorité sur une chose assez étonnante pour un "Rogue-lite" : le farming. Le jeu parodie en effet le concept de "permadeath" (mort permanente, après un Game Over on doit obligatoirement tout refaire dans de nouveaux environnements) : ici, le héros meurt effectivement après un échec, mais on peut aussitôt repartir à l'assaut en jouant un de ses descendants, qui hérite (d'où le titre) de tout ce que laisse son parent, y compris l'or et l'équipement glanés dans le château. Ça change complètement la donne : s'il semble au départ aussi brutal qu'un jeu "hardcore", "Rogue Legacy" devient toujours plus facile à chaque "tour" apportant son lot d'améliorations variées (compétences, armes, armures, etc.), ce qui ajoute une quatrième couche d'addiction à un jeu déjà très prenant - comme on n'y joue à peu près jamais "pour rien" et que l'on sait que la victoire est à terme inéluctable, on reste toujours très motivé.

Ce farming se distingue du farming habituel, puisque ce dernier implique généralement d'arrêter sa progression dans le jeu pour refaire encore et encore une même tâche secondaire afin d'obtenir quelque chose de spécifique. Ici, le farming et le jeu ne sont qu'une seule et même chose, on récolte de l'or et de l'équipement très naturellement en progressant dans le château, même si on peut bien sûr altérer ses choix et son style de jeu pour maximiser sa collecte... il n'y a donc pas ici l'aspect souvent laborieux voire frustrant associé au farming.

Autre détail qui a son importance et adoucit la difficulté du jeu : contrairement à "Symphony of the Night" et la plupart des jeux à la "Metroid", un ennemi ou obstacle détruit reste détruit, même si on quitte la salle dans laquelle il se trouvait puis que l'on y revient. Cela donne l'impression de "conquérir" le château pièce par pièce et fluidifie nos déplacements, rendant encore le jeu plus addictif.

Renouer avec son passé pour réinventer le présent et construire l'avenir

Dans mon article sur "Force de Défense Terrestre 2017" rédigé en juin 2013, je m'inquiétais de la mainmise du réalisme sur le jeu vidéo qui, à cause de l'effet domino, appauvrissait grandement selon moi les univers, le gameplay et le genre des jeux. Ça n'était pas une préoccupation isolée à l'époque, comme en témoignent par exemple les attaques récurrentes déjà citées en début d'article contre l'omniprésence des "jeux de guerre marron et gris" : le "blockbuster AAA narratif" était encore le modèle indépassable de l'industrie comme de la presse spécialisée, et il semblait destiné à tout écraser sur son passage, le reste étant au mieux considéré comme une distraction, et au pire comme un reliquat en voie de disparition...


À cette époque, la vague rétro avait déjà cinq ans d'existence, et pourtant, même les gens qui l'appréciaient comme moi n'avaient pas remarqué le basculement qu'elle était en train d'opérer... Cinq ans plus tard en 2018, le "blockbuster AAA narratif" se trouvait dans une crise si grave que les studios spécialisés fermaient les uns après les autres faute de rentabilité, alors que dans le même temps, le jeu en 2D, le pixel art, l'esprit "arcade" et le level design "occidental" old school (non directif) étaient tous redevenus des normes acceptées (jusqu'au low poly) ! Incroyable retournement de situation...

Alors, bien sûr, tous les types de jeux n'ont pas réussi à se maintenir ou à revenir : le jeu de plateformes en 3D, par exemple, est resté un genre assez rare dans son format traditionnel (typé "Super Mario 64"), et certains types de jeux au budget et à l'ambition intermédiaires comme "Maximo : Ghosts to Glory" ou "Pandora's Tower" manquent à l'appel... il n'en demeure pas moins que jamais on n'a connu une aussi grande diversité vidéoludique qu'aujourd'hui : le "blockbuster AAA narratif", après ajustements, est toujours là et reste en bonne santé, mais il n'écrase plus le paysage, il n'en est qu'une composante parmi d'autres. Cette large variété de styles, de genres, de formats, etc. engendrée par la vague rétro a même permis d'entretenir la mémoire du jeu vidéo : comme aucun style n'est désormais considéré comme obsolète, les "vieux" jeux ne sont plus exclus du marché vidéoludique, et même des jeux modérément populaires bénéficient de portages ou de remakes en parallèle du retrogaming et de l'émulation.

Pour ma part, j'ai comme je l'ai dit grandi avec les micro-ordinateurs (Oric 1, Amstrad CPC et Amiga), puis ai joué sur PC jusqu'au début des années 2000. Je me suis ensuite lassé de la scène PC dont la variété se réduisait hélas comme peau de chagrin, et ai découvert le jeu sur consoles grâce à l'émulation (je n'avais jamais joué à une console de ma vie). Cette découverte m'a conduit à abandonner le PC pour acquérir une GameCube, suivie au fil des ans d'une PS2, Wii, Xbox 360, 3DS, Wii U...
La vague rétro m'a soudain fait rentrer au bercail : mes goûts correspondent parfaitement à ce mouvement et à ses répercussions, et comme sa place naturelle est sur PC, j'ai fini par vendre le gros de mes consoles pour aujourd'hui jouer presque exclusivement sur Steam, où je n'ai jamais été aussi satisfait du jeu vidéo... je retrouve maintenant dans Steam et dans la scène PC en général l'effervescence créatrice que j'ai connue sur micro-ordinateurs 8-bit, l'amateurisme en moins et la puissance technique en plus, et cela me convient idéalement - en espérant que cela dure...

Au départ, cet article devait être une brève critique de "Rogue Legacy", puis son introduction a grossi démesurément, et son vrai sujet est devenu la vague rétro. J'ai alors envisagé de gommer les références appuyées à "Rogue Legacy" afin de rendre l'article plus généraliste, mais j'ai finalement décidé de garder ce fil conducteur, d'abord parce qu'il incarne parfaitement le mouvement (développeurs issus de la scène Flash, humour potache, graphismes hybrides, gameplay à la fois très old school et novateur), et ensuite parce qu'il m'a semblé crucial d'illustrer l'importance du lien entre les jeux vidéo et leur contexte historique...
On ne peut pas réellement comprendre un jeu sans se rappeler de quelle histoire il fait partie, et j'ai eu grand plaisir à vous narrer l'histoire de la vague rétro, qui est selon moi l'histoire la plus remarquable dans toute la vaste saga du jeu vidéo...

J'espère que cela vous a plu.

1 commentaire

Vakoran a dit…

Et comment que ça m'a plu ! Cet ultime article était tout à fait passionnant et instructif, et je n'ai pas vu le temps passer à le lire.
Quel boulot ça a dû te demander !
J'attends impatiemment la suite de tes évaluations sur Steam, que je regarde régulièrement pour ne rien rater.
Merci pour tout cela en tout cas.